Une tentative d’empoisonnement a ciblé le chef de l’État tunisien, laisse entendre, le 27 janvier dans l’après-midi, la page Facebook « Kaïs Saïed président ». La nouvelle se répand comme une trainée de poudre mais Carthage ne la confirme que le lendemain. Entre-temps, l’éventuelle présence de ricine dans un courrier adressé au président prend corps.
Il faudra se contenter de la déclaration de Mohsen Dali, responsable de l’unité d’information et de communication et substitut du procureur de la République près du tribunal de première instance de Tunis, pour apprendre qu’une enveloppe contenant une substance suspecte est parvenue au palais présidentiel. Le courrier a depuis été détruit.
Quelques heures plus tard, le service de la communication présidentielle annoncera que des analyses sont en cours. Entre silence du palais et informations contradictoires, la seule certitude est que le président Kaïs Saïed n’a pas été au contact du courrier et qu’il se porte bien, comme il l’a assuré à son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune lors d’une communication téléphonique. Le ministre des Technologies de la communication et la Transformation numérique, Fadhel Kraiem, a par ailleurs rappelé qu’une brigade spéciale était affectée au contrôle préalable à tout acheminement de courrier au palais.
Théorie(s) du complot
À défaut de confirmation ou de démenti, l’imaginaire des Tunisiens s’enflamme, d’autant que le contexte de confusion et d’extrême tension politique se prête aux scénarios dignes des meilleurs romans noirs. Comme pour soutenir la thèse du complot, très en vogue actuellement en Tunisie et que le président lui-même évoque dans ses interventions, le député du Mouvement du peuple, Zouhair Maghzaoui assure, le plus sérieusement du monde, qu’il s’agit d’une manœuvre israélienne pour obtenir de la Tunisie la normalisation avec l’État hébreu. Chacun se projette dans cette histoire qui occulte les autres événements de la journée et les manifestations à travers le pays.
Certains se souviennent aussi de l’incident de la baguette en août 2020. Un véritable conte moderne lors duquel, par jalousie, un boulanger a soudoyé l’employé d’un rival fournisseur de Carthage, et lui a demandé de frelater la pâte à pain pour priver son patron de ce marché. Une enquête a tiré au clair les faits mais l’affaire a quand même marqué les esprits. À l’époque, pour mettre fin à la polémique, Kaïs Saïed en personne s’était déplacé pour prendre du pain.
Il n’y a pas de goûteurs, nous ne sommes pas sous Louis XIV
Les rumeurs autour des présidents de la République sont nombreuses et relèvent le plus souvent de légendes urbaines. Lors de l’hospitalisation de Béji Caïd Essebsi, en mai 2019, certains avaient évoqué à demi-mot une ingestion de fruits empoisonnés. Une thèse peu crédible dans la mesure où la machinerie du palais ne laisse pas place à ce genre d’erreur. « Il n’y a pas de goûteurs, nous ne sommes pas sous Louis XIV » s’esclaffe un habitué des cuisines, qui affirme que tout est rigoureusement contrôlé sans dévoiler les protocoles. Et pour cause, « le président doit être intouchable », commente un ancien du protocole.
Les habitués du palais le savent, ceux qui ont affaire à des services spécifiques de la présidence sont certes reçus dans l’enceinte de Carthage mais dans des bâtiments dédiés et n’ont accès ni au saint des saint où travaille et reçoit le président, ni à la villa où loge la famille présidentielle. À moins d’être en visite officielle, les invités laissent leur véhicules au parking et sont conduits par la garde présidentielle jusqu’au parvis du palais.
Pour sa sécurité, le chef de l’État peut compter sur les 2 500 hommes de ce corps qui dépendent directement de la présidence mais aussi sur des moyens de contrôle sophistiqués. Une partie des 169 millions de dinars (environ 1 million d’euros) de budget de la présidence prévu pour 2021 est allouée à la sécurité de Kaïs Saïed. Aucun détail n’échappe aux hommes qui assurent la sécurité du président, triés sur le volet et formés à différentes spécialités.
Zone la plus sensible du pays
Il leur incombe d’ailleurs de se renseigner sur les fournisseurs pour leur permettre d’accéder à Carthage. Ils veillent aussi au grain : lors d’une réception donnée pour la fête de la femme, une des convives, qui se piquait d’être une personne en vue, avait été très discrètement exfiltrée et reconduite à l’extérieur pour avoir conservé son téléphone portable malgré les instructions d’interdiction données à l’entrée. « Rien qu’au nombre de caméras, on sait que c’est la zone la plus sensible et la plus quadrillée du pays, le dispositif est impressionnant », affirme un riverain du palais. Il ne pense pas si bien dire, plusieurs personnalités de premier plan, dont le chef du gouvernement, résident aussi à Carthage qui n’en est pas moins un lieu touristique et un quartier chic.
Le dispositif sécuritaire du palais présidentiel a évolué au fil des ans mais c’est Ben Ali, qui, au lendemain du coup d’État médical qui a destitué Bourguiba en 1987, a restructuré les services de sécurité de la présidence, jusqu’alors centralisés par la direction du cabinet présidentiel. Ben Ali sait par expérience combien il est facile de parvenir jusqu’à la chambre présidentielle.
En 1990 puis en 2001, il reverra tout le dispositif en faisant évoluer les missions des unités des services communs (sécurité) et en attribuant à chacun un périmètre précis. Ces remaniements entretiennent également une certaine opacité sur l’organigramme et les fonctions de chacun au palais.
Ce verrouillage de Carthage a convenu à tous les présidents qui se sont succédé depuis la révolution de 2011. Un temps réticent à élire domicile à Carthage, Kaïs Saïed a finalement dû se rendre aux arguments sécuritaires et a fini par y élire domicile. « Carthage n’est pas seulement un quartier huppé très agréable mais aussi un centre névralgique du pouvoir, rien ne doit être négligé » commente un ancien de la brigade présidentielle.