Politique

Libye : la rivalité entre Fayez al-Sarraj et Fathi Bachagha bat son plein

Du blocage du processus de transition onusien à la création d’un appareil sécuritaire, Fayez al-Sarraj fait feu de tous bois pour consolider sa position de Premier ministre.

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Mis à jour le 21 janvier 2021 à 10:05

Fayez al-Sarraj (à droite), Premier ministre du gouvernement libyen reconnu par l’ONU, s’entretient avec le ministre de l’Intérieur de ce gouvernement, Fathi Bashagha (à gauche), lors de la commémoration officielle de la « Journée de la police » sur la place des Martyrs à Tripoli, le 8 octobre 2020. © MAHMUD TURKIA/AFP

Le Forum du dialogue politique libyen (FDPL) enregistre enfin des avancées à Genève. Les 18 membres du comité de conseil mis sur pied par la mission onusienne en Libye (Unsmil) se sont mis d’accord le 17 janvier sur le mécanisme de nomination du futur Conseil présidentiel et du Premier ministre, validé par les 75 représentants du FDPL, deux jours plus tard.

Un vote pour déterminer la composition du futur gouvernement d’intérim est désormais attendu d’ici 15 jours. « Il est probable que la mise en œuvre des nouveaux moyens de sélection sera difficilement applicable et qu’elle sera soumise à une bataille dans laquelle les personnalités prévaudront », met toutefois en garde Tim Eaton, chercheur sur le programme Moyen-Orient Afrique du Nord de l’institut Chatham House.

Les progrès du FDPL sont d’ailleurs loin de ravir le chef du gouvernement d’accord national (GNA), Fayez al-Sarraj. Ce dernier manœuvre ainsi en coulisses pour bloquer le processus de sortie de crise onusien. Au point que la patronne de l’Unsmil, l’Américaine Stephanie Williams, lui a fait part de son agacement à ce sujet, le sommant de cessez de ralentir les travaux du Forum.

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Selon Mohammed Eljarh, spécialiste de la Libye, Fayez al-Sarraj compte désormais sur « la transition entre Stephanie Williams et le futur chef de l’Unsmil, le diplomate slovaque Jan Kubis, pour freiner le processus ». Ce dernier, après plusieurs ratés pour remplacer la patronne de la mission onusienne, devrait prendre ses fonctions en février. « Le scénario le plus probable est que Fayez al-Sarraj reste en position en raison de l’incapacité à s’entendre sur son remplaçant, mais ce n’est pas parce qu’il est fort en soi », estime de son côté Tim Eaton.

Dans la capitale libyenne, le Premier ministre, un temps démissionnaire, fait désormais des pieds et des mains depuis plusieurs mois pour renforcer sa position. Il a multiplié les prises de décisions importantes. Le chef du GNA a notamment nommé en novembre un nouveau conseil d’administration de la Libyan Foreign Bank. La gestion de cette filiale de la Banque centrale libyenne est hautement stratégique car elle réceptionne les recettes pétrolières de la Compagnie pétrolière nationale (NOC) et délivre les lettres de crédits, indispensables pour les importations.

Sarraj s’accroche

Fayez al-Sarraj avait annoncé le 16 septembre sa démission le mois suivant, sous condition de la formation d’un nouveau gouvernement de transition. Or, il ne semble plus du tout être question de son départ. « Presque toute la seconde moitié de l’année 2020 a été dominée par le calcul relativement fin de Sarraj, dont l’apparence peu charismatique trompe souvent. Le plan était simple et reposait sur deux astuces : parier sur un échec des médiations de l’ONU et faire semblant de vouloir partir », explique Jalel Harchaoui, expert de la Libye et chercheur à l’institut Clingendael.

Même son de cloche du côté de Mohamed Eljarh, qui estime que « Fayez al-Sarraj montre de plus en plus d’indices significatifs de sa volonté de rester au pouvoir ». « Mais en voyant le processus de l’ONU tenir et ne pas s’effondrer, Sarraj a fini par passer à la vitesse supérieure », ajoute Jalal Harchaoui.

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Pour renforcer sa position, le Premier ministre a notamment constitué, le 17 janvier, à la surprise générale, un nouvel appareil sécuritaire et militaire répondant directement à ses ordres, dont il a nommé Abdel Ghani al-Kikli, de la milice tripolitaine Ghnewa, à sa tête. Celui-ci est secondé par le milicien Ayoub Aburas, affilié à la Tripoli Revolutionaries Brigade (TRB) commandée par Haithem Tajouri et Hassan Buzriba.

Des nominations célébrées sous les feux d’artifice par les milices tripolitaines, dans le quartier d’Abu Salim, fief de la katiba Ghnewa. Pour elles, il s’agit d’un pied-de-nez aux puissantes milices de Misrata, avec qui elles sont depuis longtemps à couteaux tirés, et d’une récompense pour le combat contre les forces du général Khalifa Haftar lors de son offensive à Tripoli.

Prérogatives de Fathi Bachagha réduites

Ce nouvel appareil militaro-sécuritaire permet à Fayez al-Sarraj de sécuriser ses arrières en asseyant son pouvoir sur des miliciens qui lui seront inféodés. C’est également un moyen de réduire les prérogatives du ministre de l’Intérieur Fathi Bachagha, qu’il perçoit comme un concurrent politique, ainsi que celles du ministre de la Défense Salaheddine Namroush, surnommé « Monsieur Turquie » en raison de sa proximité avec le gouvernement d’Ankara, parrain du GNA. « Cette bataille larvée entre Fathi Bachagha et Fayez al-Sarraj reste symptomatique des divisions existantes dans la capitale depuis plusieurs années entre les différentes milices tripolitaines et misraties, puis au sein même du gouvernement », estime Mohamed Eljarh.

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Le misrati Fathi Bachagha avait d’ailleurs ouvert un front contre ces milices qu’il souhaite désarmer. Il s’active ainsi à mettre en œuvre le plan désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) des milices qui assurent la sécurité de la capitale depuis l’installation du gouvernement de Fayez al-Sarraj, en 2016. Fathi Bachagha avait aussi entrepris de réformer l’appareil sécuritaire afin de créer une nouvelle police conventionnelle. Cette réforme visait directement les milices tripolitaines, notamment la puissante Nawasi de Mustafa Gadur, très active au sein des services de renseignements.

Fayez al-Sarraj a installé les chefs miliciens les plus notoires à de hauts postes sécuritaires, espérant ainsi écarter le ministre de l’Intérieur

Différentes katibas tripolitaines, dont celle de Ghnewa, avaient de leur côté ouvertement accusé Fathi Bachagha en mars de détourner des fonds dédiés à soutenir l’effort de guerre et de privilégier l’équipement des milices misraties. Pour Jalel Harchaoui, ces dissensions font le jeu de Fayez al-Sarraj : « Pour asseoir son pouvoir en Tripolitaine, il a misé sur le chauvinisme des milices locales qui ne souhaitent pas voir la campagne anti-crime de Fathi Bachagha aboutir. Le Premier ministre a simplement installé les chefs miliciens les plus notoires à de hauts postes sécuritaires, espérant ainsi écarter le ministre de l’Intérieur ».

Bachagha en baisse de régime

Si Fathi Bachagha s’est scuplté au fil des mois une stature de candidat pour le poste de Premier ministre, il est désormais de plus en plus marginalisé au sein du gouvernement. Pour ses adversaires, Bachagha « est trop désireux de faire son auto-promotion et  trop disposé à trouver un terrain d’entente avec Haftar« , poursuit Tim Eaton.

Le fossé s’est notamment creusé avec le ministre de la Défense Salaheddine Namroush, comme l’a laissé percevoir le lancement, le 8 janvier, de l’opération « Snake Hunt », destinée à lutter contre le crime organisé. Selon Fathi Bachagha, cette opération doit permettre de « d’identifier les milices qui devraient être désarmées et celles qui pourraient être assimilées à l’appareil de sécurité ». Mais le ministre de la Défense discrédite l’initiative dans les médias, assurant qu’il menait déjà ce travail à travers le plan DDR.

Bachagha reste l’une des figures-clés du paysage politique libyen

La position d’ouverture de Fathi Bachagha envers le camp de l’Est a aussi fait grincer des dents dans les couloirs du gouvernement. Le ministre de l’intérieur avait reçu, le 28 décembre, une délégation égyptienne à Tripoli – un événement significatif alors qu’aucun représentant du Caire, parrain du général Haftar, n’avait mis les pieds dans la capitale depuis six ans. « Malgré sa perte de vitesse, Bachagha reste l’une des figures-clés du paysage politique libyen », assure toutefois Mohamed Eljarh.

Nouvelle politique américaine ?

Alors que cette bataille politique fait rage, tous les regards sont tournés vers la nouvelle administration Biden, dont l’installation est extrêmement attendue. Mais les ambitions personnelles de Fayez al-Sarraj commencent à irriter Washington. Après avoir demandé en octobre à Fayez al-Sarraj de rester en poste en attendant la formation du gouvernement de transition, les Américains sont maintenant contrariés par les tentatives de blocage du processus onusien du Premier ministre.

La ligne politique américaine en Libye pourrait cependant évoluer. Le président Donald Trump avait longtemps soutenu le général Haftar, perçu comme un rempart à la montée du terrorisme en Libye. Mais la nouvelle équipe de Biden semble déjà prendre ses distances avec l’homme fort de l’Est.

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Le 4 janvier, le département d’État américain a refusé de se prononcer sur l’immunité demandé par les avocats de Khalifa Haftar dans son procès l’opposant à des civils libyens l’accusant de crimes de guerre. Selon Tim Eaton, « il est toutefois peu probable que le nouveau président américain consacre des ressources ou un capital politique importants pour s’engager sur le dossier libyen ». Et d’ajouter : « De nombreux membres du personnel de Biden étaient présents sous l’administration Obama et ont vécu les retombées politiques du meurtre de l’ambassadeur américain en 2012. »

Haftar en campagne ?

Les rivalités au sein du gouvernement ouvrent également une voie au général Haftar. Comme le fait remarquer Tim Eaton, « l’incapacité du GNA à travailler ensemble a été en partie responsable de la libération de Haftar sur le front politique ».

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Le maréchal pourrait ainsi bousculer la campagne de Fathi Bachagha et Fayez al-Sarraj en amont des élections prévues en décembre 2021. L’homme fort de l’Est avait déjà tenté, en octobre 2017, de se positionner en candidat pour l’élection présidentielle. Il pourrait viser le poste de Premier ministre dans le cadre d’un gouvernement présidé par un représentant de la Tripolitaine. Khalifa Haftar a d’ailleurs commencé à soigner son image.

Troquant son uniforme de militaire, il est apparu en costume le 11 janvier au Salon du livre de Benghazi. Toutefois, selon l’avis de plusieurs connaisseurs du dossier libyen, ses chances d’obtenir le poste restent faibles.