Benjamin Stora : « Il n’y a plus de raison de préserver les tabous sur la guerre d’Algérie et la période coloniale »

L’historien français remet ce 20 janvier à Emmanuel Macron son rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Entretien-fleuve.

L’historien français Benjamin Stora. Benjamin Stora, historien 
© Vincent FOURNIER/JA

L’historien français Benjamin Stora. Benjamin Stora, historien © Vincent FOURNIER/JA

Renaud de Rochebrune

Publié le 20 janvier 2021 Lecture : 17 minutes.

C’est en juillet dernier, deux ans avant le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie et en prévision de celui-ci, que le président français Emmanuel Macron a demandé à l’historien Benjamin Stora, spécialiste reconnu du sujet, de rédiger un « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Maintes fois repoussée depuis l’automne dernier, notamment en raison de l’hospitalisation du président Abdelmadjid Tebboune avec lequel Emmanuel Macron s’était entretenu avant de commander ce travail, la remise de ce rapport à l’Élysée est programmée ce 20 janvier à 17 heures.

À lire l’intitulé de la mission confiée à Stora, on pourrait penser qu’il s’agit là d’un simple rapport universitaire sur un sujet pointu. Erreur. L’annonce de ce travail est le résultat d’une concertation entre les pouvoirs des deux pays, conduisant d’ailleurs les Algériens à nommer un interlocuteur désigné de l’historien français en la personne de Abdelmadjid Chikhi, directeur des Archives nationales algériennes, supposé entreprendre une mission de même type.

Manifestement, le rapport suscite un vif intérêt des deux côtés de la Méditerranée, où l’on a déjà maintes fois commenté dans les médias sa seule future existence. Pour s’en féliciter ou pour la critiquer avant même d’en connaître le contenu. L’auteur a lui-même été surpris, dit-il, par le nombre de personnalités politiques, de responsables d’associations de toutes sortes, de représentants des militaires, à commencer par le chef d’état-major de l’armée française, et bien sûr des intellectuels et des historiens spécialistes de la colonisation, qui ont tenu à le rencontrer avant qu’il ne rédige son très long texte (147 pages au total).

L’ambition de cette mission n’est pas mince. Emmanuel Macron a en effet affirmé qu’il s’agissait de rien de moins que de signifier ainsi une « volonté de réconciliation des peuples français et algérien ». Laquelle s’inscrit dans la lignée de ses récentes initiatives de février 2017 (critique du système colonial assimilé à un crime contre l’humanité) ou de l’été 2018 (reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la mort du mathématicien proche du FLN Maurice Audin pendant la bataille d’Alger).

Le président français tout comme son homologue algérien et l’auteur du rapport estiment en effet qu’il est essentiel de lever l’obstacle des querelles mémorielles à propos de la guerre d’Algérie et de la colonisation pour pouvoir envisager une réelle réconciliation entre des deux pays. Avec, d’un côté, des responsables algériens qui réclament régulièrement une « repentance » de l’ancienne puissance coloniale et, de l’autre, des personnalités françaises qui entendent souligner le « caractère positif de la colonisation », il est clair que l’obstacle en question n’est pas si facile à franchir. Mais c’est possible, pense Stora, notamment en posant toute une série d’actes concrets manifestant l’intention des deux parties d’avancer pour le plus grand bénéfice des deux peuples. En sortant par le haut du « dilemme entre trop plein et absence de mémoire ».

Outre des considérations très détaillées sur « les traces, survivances, effets des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie sur la société française » – il ne faut pas oublier en effet que ce travail de Stora est une commande française malgré sa visée franco-algérienne -, le rapport évoque ainsi toute une série d’initiatives nouvelles que pourraient prendre les autorités à Paris pour mettre en œuvre « une réconciliation mémorielle ».

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Dans l’interview qui suit, réalisée après la rédaction du rapport mais quelque temps avant sa remise, Benjamin Stora précise ce que pourraient être quelques unes de ces initiatives. Surtout, il ajoute à la fin du texte remis à l’Élysée une très longue liste de « gestes » qui pourraient manifester la bonne volonté de la France et accessoirement de l’Algérie pour changer le climat des relations entre les deux anciens belligérants (voir encadré).

Jeune Afrique : Pourquoi ce rapport sur l’histoire de la colonisation et la mémoire de la guerre d’Algérie vous est-il commandé aujourd’hui ? Uniquement à cause de l’échéance du 60e anniversaire de la fin de la guerre ?

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Benjamin Stora : Ce n’est pas si simple. Mais nous sommes certainement dans un moment particulier. Il y a d’abord l’ouverture progressive, et importante, des archives en France sur la période coloniale. Notamment depuis les années 1990 après que Pierre Joxe a poussé à l’ouverture des archives militaires, ce qui a permis à la recherche historique de faire un grand pas en avant. Même sur des sujets sensibles comme la justice, la torture ou les insoumis pendant la guerre d’Algérie.

Ces hommes de 70, 80 ou 90 ans ont besoin de transmettre, d’expliquer, de s’expliquer, de se justifier s’agissant de leur passé

Le volume d’archives devenues disponibles n’a plus rien à voir aujourd’hui avec ce qu’il était autrefois. Je suis bien placé pour en témoigner, moi qui travaille depuis 45 ans sur l’histoire coloniale, et en particulier celle de l’Algérie. Même s’il y a bien sûr quelques batailles encore en cours pour élargir cette ouverture. Deuxième raison, très importante : l’histoire coloniale, longtemps considérée comme périphérique, est devenue une histoire sinon centrale, du moins décisive, pour la compréhension de l’histoire de la nation française. Une histoire, on s’en est rendu compte, qu’elle a grandement contribué à fabriquer.

Une manière aussi de raconter l’histoire de ceux qui ont vécu cette période ? 

Il y aujourd’hui en France des jeunes issus de la deuxième, troisième ou quatrième génération de gens en provenance de colonies qui veulent aller à la recherche de leur histoire, des traces du passé, de ce qu’ont vécu leur père, leur grand-père, etc. Ils veulent savoir comment ils sont arrivés là, pourquoi ils ont telle ou telle identité et quel est leur rapport au reste de la société française.

Ce désir de compréhension, de citoyenneté aussi, est un fait nouveau. Par ailleurs, si l’on parle de l’Algérie et des Algériens qui ont vécu la période coloniale, ils arrivent à la fin de leur vie. Ces hommes de 70, 80 ou 90 ans ont besoin de transmettre, d’expliquer, de s’expliquer, de se justifier s’agissant de leur passé. Ils ne veulent plus en rester aux récits convenus, confortables, qui leur permettaient jusqu’à maintenant de garder le silence, de penser qu’ils devaient ainsi protéger les jeunes générations.

D’autant, et c’est une raison de plus, que le monde a changé. La circulation des idées, des informations, des connaissances, des archives, des témoignages, ainsi que des hommes, a pris une autre dimension depuis une vingtaine d’années. Rien d’étonnant, donc, si l’histoire coloniale a pris une place si importante dans la vie politique, intellectuelle, journalistique en France.

Comment a évolué le rapport à la guerre et à la colonisation selon les différents chefs d’État français ? 

Avec Emmanuel Macron, on en arrive aujourd’hui à la troisième génération d’hommes politiques français qui ont eu ou ont encore à traiter de la guerre d’Algérie.

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