Politique

Tunisie : « La santé est un investissement dans le capital humain, pas seulement un coût »

Alors que le système de santé est mis à rude épreuve par la pandémie, Noureddine Bouzouaya, spécialiste des maladies infectieuses et conseiller de Carthage sur le Covid-19, appelle à une réforme du secteur.

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Mis à jour le 22 janvier 2021 à 15:39

Un lit est photographié dans un hôpital de campagne installé dans un gymnase du quartier d’El Menzah à Tunis, le 14 mai 2020. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Corruption, inégalités régionales, détérioration de certains services… Face au douloureux bilan du système de santé publique en Tunisie, une réforme de la gouvernance et des mentalités est nécessaire, estime Noureddine Bouzouaya.

Chef du service des maladies infectieuses à l’Institut national Mohamed Kassab d’orthopédie (La Manouba), il conseille la présidence et le gouvernement au titre de membre du comité national scientifique Covid-19 et d’expert auprès de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITE, relevant de Carthage). Face à l’instabilité gouvernementale chronique, il prône une loi d’orientation de la santé.

Jeune Afrique : Quel bilan tirez-vous de l’évolution du système de santé en Tunisie ?

Noureddine Bouzouaya : Malgré toutes ses vicissitudes, le secteur de la santé reste encore une fierté et est l’un des acquis les plus importants depuis l’indépendance. De nombreux indicateurs attestent des performances réalisées, dont la répartition homogène des structures de santé de première ligne (95 % de la population a accès à un centre de santé public à quatre kilomètres au plus), la réduction des taux de natalité et de la mortalité maternelle et infantile, la vaccination de 95 % des enfants de moins de cinq ans, les programmes de lutte et d’éradication de nombreuses maladies endémiques et transmissibles, etc.

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Mais le service public vit une période de marasme avec des problèmes de mauvaise gouvernance, de pénuries, de démotivation, d’exil de nos compétences en Europe et au Moyen-Orient, d’absence de rigueur, etc. Cela nourrit des inquiétudes même chez les plus optimistes, dont je fais partie.

Ce secteur subit les conséquences de l’accumulation de problèmes structurels non résolus depuis plusieurs années, dus essentiellement à des défaillances du système de financement et de gouvernance. Pourtant des solutions existent. Mais engager les réformes nécessaires demande une volonté et un courage politiques.

Les principaux projets de construction d’hôpitaux en Tunisie pourraient-ils pallier aux injustices territoriales ?

Malgré la couverture respectable des services de santé, un déséquilibre régional (rural-urbain et est-ouest) persiste dans la répartition de l’offre et de la qualité des services.

Il existe des projets ambitieux, comme la construction d’une quinzaine de nouveaux établissements et services, dont huit hôpitaux régionaux dans les régions de Thala (ouest), Dahmani (nord-ouest), Sbiba (centre-ouest) et El Jem (est). Évoquons aussi les quatre hôpitaux dans les régions de Jelma, Haffouz, Makthar (centre) et Ghardimaou (nord-ouest), ou encore la création d’hôpitaux multidisciplinaires à Gafsa et Sidi Bouzid (centre), celle d’un hôpital universitaire à Kairouan (centre), d’un hôpital pour enfants à Tunis, d’un centre de cancérologie à Ben Arous et d’un service de cardiologie au CHU de Medenine (sud-est).

Seulement, ces projets pourraient faire figure de cautère sur jambe de bois si des solutions ne sont pas trouvées au niveau des budgets de fonctionnement et des ressources humaines.

Quelles recommandations du Dialogue sociétal sur la santé pourraient être mises en œuvre en priorité pour réformer le secteur ? 

Certains problèmes identifiés par le Dialogue sociétal doivent être résolus au cours des cinq prochaines années. Le ministère de la Santé devrait être repensé comme un ministère régalien. La réforme de la santé familiale et de proximité doit servir de porte d’entrée et de pivot au système de santé. Il s’agit également de réduire les disparités en assurant la disponibilité effective et un accès plus équitable à des prestations de qualité dans les structures publiques de santé.

Les dépenses directes de santé des ménages peuvent atteindre jusqu’à 37 %

Il est aussi nécessaire de lutter contre la corruption en adoptant un système d’information performant et transparent à même de suivre et contrôler les dépenses. La couverture santé doit être étendue à l’ensemble de la population, avec un paquet de services essentiels et un régime de base unifié, car les dépenses directes de santé des ménages sont très élevées – elles peuvent atteindre jusqu’à 37 %.

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Tout ceci passerait par la promotion de la santé dans toutes les politiques publiques via un haut conseil ou une instance assurant une coordination multi-sectorielle effective. Ces réformes exigent aussi un renforcement des budgets alloués et des ressources humaines. Il restera alors à vaincre une autre difficulté : les résistances et inerties pour des raisons culturelles, de mentalité, de peur du changement ou de corporatisme.

Est-il réaliste d’espérer une réforme étant donné l’instabilité gouvernementale chronique et la crise économique ?

La santé n’est pas seulement un coût : elle représente un investissement dans le capital humain et la croissance économique. Un système de santé centré sur le citoyen implique que de nombreux autres secteurs veillent sur les politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l’ignorance, le logement, l’urbanisme, l’éducation à tous les niveaux, les transports, la lutte contre la pollution et le renforcement de la citoyenneté.

Une loi d’orientation de la santé doit être adoptée pour éviter les répercussions du populisme

Étant donné que l’instabilité nuit inévitablement à cette réforme, une loi d’orientation de la santé doit être adoptée pour éviter les répercussions du populisme et les influences dues aux changements politiques, malheureusement trop fréquents.

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Un vaste chantier est par ailleurs réalisable à faible coût et à court et moyen terme : adopter un nouveau modèle de gouvernance en faisant des citoyens des partenaires, renforcer les directions régionales de santé pour réduire le fardeau de la centralisation, rendre effective l’autonomisation des établissements publics de santé, ou encore nommer des responsables exclusivement sur le critère de la compétence.

Quelle complémentarité peut-on envisager entre le public et le privé ? 

Il ne doit pas y avoir de conflit entre ces secteurs. Au moment où les systèmes de santé sont à bout de souffle, le partenariat public-privé apparait aujourd’hui comme une alternative. Je prône un système de santé bipodal intégré et cohérent, au service du patient. Ce partenariat devrait tenir compte des spécificités de chaque région. Des conventions sont déjà en train d’être adoptées par certaines structures de santé publique souffrant du manque de certaines spécialités comme la gynécologie-obstétrique, l’imagerie médicale et la réanimation.

Le partenariat n’est pas une fin en soi. Il ne peut être mis en place que si un État fort joue le rôle d’organisateur, de coordinateur, de régulateur et d’arbitre dans un cadre transparent. Il faut au préalable procéder à la mise à niveau du secteur public avec un système d’assurance qualité dans le secteur public et une maîtrise des dépenses de santé.