Politique

Crise du Golfe : Abou Dhabi et Doha se réconcilient… du bout des lèvres

Malgré leurs fortes réticences, les Émirats arabes unis ont signé l’accord d’Al-Ula, qui prévoit une reprise des relations avec le Qatar. Mais rien n’est réglé entre Abou Dhabi et Doha, dont la rivalité s’exprime notamment en Afrique.

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Mis à jour le 11 janvier 2021 à 12:57

Les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG) posent pour une photo de groupe à Al-Ula, en Arabie Saoudite, le 5 janv. 2021. © Saudi Press Agency/XINHUA/MAXPPP

En signant l’accord d’Al-Ula, le 5 janvier dernier, les Émirats arabes unis se sont prêtés à un exercice compliqué : celui du grand écart diplomatique. Moins de deux mois auparavant, Yousef Al Otaiba, le flamboyant ambassadeur des Émirats arabes unis aux États-Unis déclarait, en effet, que la fin du blocus contre le Qatar, initié en 2017 par son pays, l’Arabie saoudite, Bahreïn et l’Égypte, n’était pas près d’arriver. « Ce n’est pas sur la liste des priorités. Ils veulent suivre leur chemin et nous suivons le nôtre », avait-il lâché d’un ton résolu alors que les Saoudiens envoyaient des signaux contraires, indiquant leur intention de renouer avec le frère ennemi.

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Et pourtant, voilà qu’en ce début d’année 2021, Mohammed Ben Rashid Al Maktoum, le vice-président des Émirats arabes unis et émir de Dubaï, pose sa signature sur un document qui prévoit une reprise des relations diplomatiques et économiques avec Doha, avec lequel la pétromonarchie se trouve aux antipodes idéologiques. Pour Abou Dhabi, plus encore que pour les autres membres du quartet, l’enjeu du blocus était en effet hautement stratégique : il s’agissait, ni plus ni moins, de tenter de définir les paramètres de la culture politique arabe pour les prochaines décennies.

Une culture où l’islam politique n’a pas sa place, alors que le petit émirat gazier est soupçonné de soutenir les Frères musulmans et de frayer d’un peu trop près avec Téhéran. Que Doha se soit autant rapproché de la Turquie, résultat paradoxal de cet embargo initié en juin 2017, n’a fait que renforcer la conviction émirienne : dans cette nouvelle configuration géopolitique, il n’y avait pas grand-chose à attendre d’une réconciliation avec ce voisin.

Volonté saoudienne

Mais cet argument, ni les Saoudiens, pressés de donner des gages à une nouvelle administration américaine peu encline à leur faire des cadeaux, ni l’équipe Trump, soucieuse d’engranger un ultime succès diplomatique au Moyen-Orient, ne voulait plus l’entendre. Lorsque Jared Kushner, le beau-fils de Donald Trump, s’est rendu dans le Golfe fin novembre, il ne s’est d’ailleurs pas arrêté à Abou Dhabi.

Le 5 janvier 2021, le prince héritier Mohammed Ben Salman, à droite, accueille l'émir du Qatar, Cheikh Tamim bin Hamad al-Thani, à son arrivée pour assister au 41e sommet du Conseil de coopération du Golfe à Al-Ula, en Arabie saoudite. © SAUDI ROYAL COURT/AP/SIPA

Le 5 janvier 2021, le prince héritier Mohammed Ben Salman, à droite, accueille l'émir du Qatar, Cheikh Tamim bin Hamad al-Thani, à son arrivée pour assister au 41e sommet du Conseil de coopération du Golfe à Al-Ula, en Arabie saoudite. © SAUDI ROYAL COURT/AP/SIPA

Si ça ne tenait qu’à eux, ils auraient préféré poursuivre le boycott

Deux jours après ce déplacement, le ministre des Affaires étrangères koweïtien annonçait une avancée décisive dans la résolution du conflit opposant Doha à ses voisins du Golfe. « C’est à ce moment-là qu’ils [les Émirats] ont réalisé qu’ils ne pourraient pas empêcher un accord bilatéral et limité entre Riyad et Doha. Ils ont préféré se joindre à un accord plus large », avance Hussein Ibish, du groupe de réflexion Arab Gulf States Institute à Washington. « Si ça ne tenait qu’à eux, ils auraient préféré poursuivre le boycott, jusqu’à ce que le Qatar accepte de revoir complètement sa politique étrangère envers l’islamisme. »

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Les Émirats sont donc entrés dans l’accord d’Al-Ula à reculons, avec beaucoup de réticence. « Ils ont réalisé que les Saoudiens le feraient avec ou sans eux. Ils ne voulaient pas être laissés de côté, et apparaître comme isolés », juge Kristian Ulrichsen, chercheur associé au Baker Institute for the Middle East (Université Rice, États-Unis).

Un débat a agité la petite sphère des commentateurs qui travaillent sur le Golfe : le fait que Mohammed Ben Zayed, l’homme fort des Émirats, ne se soit pas déplacé pour ce sommet stratégique devait-il être interprété comme un signe de défiance ? Certains ont argué que Mohammed Ben Rashid Al Maktoum était l’envoyé quasi-permanent des réunions du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), comme c’était le cas cette fois-ci. D’autres ont au contraire interprété l’absence de MBZ comme un geste délibéré.

Abou Dhabi sceptique

S’il s’est félicité d’un sommet historique rétablissant « la cohésion » dans le Golfe, Anwar Gargash, le ministre d’État aux Affaires étrangères des Émirats arabes unis, s’est aussi exprimé avec prudence au sujet de ce que l’accord d’Al-Ula, dont on ne connaît pas encore l’exacte teneur, impliquait précisément pour son pays. « Certaines questions sont plus faciles à régler et d’autres prendront plus de temps. Le point de départ est bon, mais nous avons des problèmes pour retrouver la confiance. » Le 8 janvier, les Émirats ont annoncé la réouverture de toutes les liaisons aériennes et maritimes avec le Qatar – qui n’est relié à la péninsule que par une route menant à l’Arabie saoudite -, tout en précisant que « les autres problèmes » feront l’objet de pourparlers bilatéraux.

Le scepticisme des Émirats vient du fait qu’il n’y a rien dans cet accord pour contenir l’alliance du Qatar avec la Turquie

« Le scepticisme des Émirats vient du fait qu’il n’y a rien dans cet accord pour contenir l’alliance du Qatar avec la Turquie, son soutien aux Frères musulmans et aux groupes islamistes dans la région, y compris en Afrique du Nord et dans la Corne de l’Afrique« , analyse Hussein Ibish. Les rivalités sur ce terrain ne disparaîtront pas, avertit-il.

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Une autre crainte se dessine : celle que le rapprochement entre Riyad et Doha ne conduise par ricochet, à un réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et la Turquie. Le gouvernement émirien est à couteaux tirés avec Ankara, et n’a eu de cesse de dénoncer « l’expansionnisme néo-ottoman » ces dernières années, qu’il s’agisse de la Libye, où les rivaux soutiennent des factions opposées, ou de la Méditerranée orientale.

Vers un rapprochement entre Ankara et Riyad

Invité à commenter l’accord le 7 janvier, Abdulkhaleq Abdullah, un commentateur émirien proche du pouvoir, jugeait ainsi que le sujet des relations entre la Turquie et l’Arabie saoudite était sans doute « le plus important de tous ».

Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, d’ailleurs, a réagi très rapidement à l’annonce de la réconciliation, louant les efforts de médiation du Koweït, et partageant son espoir que le blocus soit complètement terminé. Pour rappel, le président turc Erdogan avait immédiatement affiché son soutien au Qatar après l’annonce de l’embargo, déployant des troupes sur une base qatarie.

La levée du blocus contre le Qatar était au départ conditionnée à 13 demandes, parmi lesquelles la fermeture de cette base militaire. Aucune des 13 demandes, dont la fermeture d’Al-Jazeera, n’a finalement été évoquée dans l’accord. Le réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et le Qatar permettra à Ankara de chercher un rapprochement avec Riyad sans mettre en péril son alliance avec Doha.

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La réconciliation paraît donc bien fragile, et rien ne garantit qu’un nouveau conflit n’éclatera pas dans le futur. « Il y aura certainement une baisse de tension entre le Qatar et l’Arabie saoudite, qui sont les véritables protagonistes de cet accord. Mais je ne pense pas qu’il y aura une résolution, ou des concessions dans les disputes qui opposent les Émirats arabes unis et le Qatar, notamment en Afrique, évalue Hussein Ibish. Je m’attends à ce que cela continue, même si les deux prochaines années seront probablement plus centrées sur les questions intérieures pour tous les pays du Golfe, en raison des difficultés économiques, du Covid-19, des transitions politiques et de l’instabilité. »