Économie

Tunisie : le plan de Kaïs Saïed pour récupérer l’argent du clan Ben Ali-Trabelsi

Dix ans après la révolution, et alors que toutes les mesures mises en œuvre par l’État tunisien pour récupérer ces sommes ont échoué, le président de la République planche sur un projet de loi disruptif mais controversé.

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Par - à Tunis
Mis à jour le 14 janvier 2021 à 16:22

Kais Saïed © Nicolas Fauqué

Alors que la Tunisie célèbre les dix ans de sa révolution, Kaïs Saïed, le président de la République, planche sur un projet de loi de réconciliation économique qui permettrait de récupérer en partie l’argent public détourné par le clan Ben Ali/Trabelsi. Une gageure.

Au lendemain de la révolution, la commission de confiscation avait évalué son actif à quelque 13 milliards de dollars.

Une décade plus tard, la Tunisie n’a récupéré qu’environ 783 millions de dollars : 28,8 millions de dollars au titre des avoirs gelés au Liban – l’argent, déposé en Suisse, dans l’Union européenne, au Royaume-Uni, en Suisse et au Canada, est encore bloqué, selon l’Initiative de recouvrement des avoirs volés lancée par la Banque mondiale et l’ONU ; deux milliards de dinars (750 millions de dollars) issus de la vente par la holding Karama des sociétés et biens confisqués et 12 millions de dinars (4,5 millions de dollars) provenant d’un accord d’arbitrage entre des hommes et femmes d’affaires et l’État.

C’est sur ce dernier volet que le texte présidentiel compte mettre un coup d’accélérateur. Le rapport final de l’Instance vérité et dignité (IVD), en charge de la justice transitionnelle, de décembre 2018 affirmait que son mécanisme d’arbitrage avait permis de récupérer 745 162 615,267 dinars (environ 252 millions de dollars) via huit dossiers, dont ceux de Slim Chiboub (gendre de Ben Ali) et d’Imed Trabelsi (neveu de Leila Trabelsi, femme de l’ancien homme fort de la Tunisie) représentant plus de 70 % de la somme totale.

Consacrer l’argent récolté au développement régional

Or, selon une copie de document officiel que Jeune Afrique a pu consulter, le compte L77789 de la Trésorerie générale intitulé « Produit réconciliation IVD » n’était crédité au 31 décembre 2019 que de 12 025 703,469 dinars (environ 4,3 millions de dollars de l’époque).

« Les 745 millions de dinars sont un mensonge. Nous n’avons quasiment rien récolté », s’insurge aujourd’hui Ibtihel Abdellatif, l’ancienne vice-présidente de la commission arbitrage et conciliation de l’IVD, qui pointe divers conflits d’intérêts entre l’instance de réconciliation et des personnalités concernées par ces procédures.

L’IVD, dont l’activité et le bilan font l’objet de nombreuses polémiques, n’est pas sans défenseurs.  « L’Instance, même si elle a commis des erreurs, n’a jamais pu bénéficier d’un véritable soutien dans son travail », estime Khayem Chemli, chargé de la justice transitionnelle à l’ONG Avocats sans frontières.

Quoi qu’il en soit, fort de son aura d’homme intègre, de fervent défenseur de la révolution et d’une solide popularité, Kais Saied veut donc réussir là où l’Instance vérité et dignité a partiellement échoué.

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Les 48 articles du projet de loi, encore en ébauche et que Jeune Afrique a pu consulter, comportent deux mesures fortes : l’instauration d’une justice spéciale et la mise en place d’un « Fonds de réconciliation au service du développement » pour s’assurer que l’argent récolté servirait au développement régional et non à alimenter le budget national.

Des arbitrages définitifs

Le comité de réconciliation nationale serait composé de neuf juges de haut rang nommés par le président de la République : trois juges judiciaires, trois juges administratifs et trois juges financiers. Quant au fonds, il serait piloté par cinq membres également désignés par la présidence de la République qui auraient la charge de décider des projets à financer.

Les arbitrages du comité seraient définitifs et ne pourraient être contestés auprès des tribunaux. Selon le projet de loi, ce serait aux businessmen eux-mêmes de saisir ce comité de réconciliation nationale.

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Le Collectif pour la justice transitionnelle, qui rassemble divers ONG, ne s’est pas encore prononcé officiellement sur le texte, mais il fait l’objet de débats. « La loi, grâce à la figure de Kaïs Saïed, peut créer les conditions d’un pardon réussi mais il y a de nombreuses zones d’ombre », confie Khayem Chemli, chargé de la justice transitionnelle au sein de l’ONG Avocats sans frontières, qui déplore que le terme de « justice transitionnelle » ne soit pas évoqué une seule fois.

Arbitrages versus poursuites

Des membres de ce collectif regrettent notamment que ne soit pas exploitée la liste des régions à aider car directement victimes des malversations de l’ancien régime, identifiée par l’IVD. Le contrôle total par Carthage (siège de la présidence de la République) des nominations fait également tiquer même si personne, parmi nos interlocuteurs, ne remet en doute la probité de Kaïs Saïed et sa capacité à choisir des personnes compétentes.

Surtout, le document ne prévoit pas explicitement la publicité des audiences et la demande de pardon des protagonistes, conditions sine qua non d’une justice transitionnelle réussie. Ces manquements étaient aussi les faiblesses d’un projet de loi similaire de l’ancien président Béji Caïd Essebsi en 2017. Ils avaient provoqué la colère de la société civile rassemblée autour du mouvement « Manich Msamah » (« Je ne pardonnerai pas »). Sous la pression, Carthage avait reculé pour ne présenter qu’un texte concernant les hauts-fonctionnaires.

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Le projet de loi stipule également que la demande d’arbitrage auprès du Comité des neuf juges annulerait les poursuites en cours. Autrement dit, les inculpés incriminées dans les 56 procès concernant des détournements de fonds publics, actuellement aux mains des chambres spécialisées de la justice transitionnelle à la demande de l’IVD, pourraient se soustraire à d’éventuelles peines de prison et de lourdes amendes pour demander à négocier directement auprès du comité national de réconciliation.

La sphère économique prudente

« L’IVD a été un échec à cause de son manque de professionnalisme et de traitement uniforme entre les demandeurs d’arbitrage. Certains de mes clients n’arrivent toujours pas à dormir normalement et sont sous traitement. Si le nouveau mécanisme assure une équité de traitement et s’il permet vraiment de clôturer les dossiers définitivement après une indemnisation juste et équitable, alors pourquoi pas essayer », déclare à Jeune Afrique Me Karim Siala qui défend des personnes – dont il préfère taire les noms – qui ont eu affaire au comité d’arbitrage de l’IVD et dont les cas ne sont pas encore réglés.

Du côté du monde économique, la prudence est de mise devant ce qui est considéré comme des « tribunaux d’exception ». Le vice-président du think-tank entrepreneurial IACE, Walid bel Hadj Amor, y voit un intérêt à condition que cela accélère réellement les différends « car la rapidité judiciaire est un critère clé pour un bon climat des affaires », mais se demande si passer par une procédure d’arbitrage classique n’aurait pas été plus adéquat.

Lui, comme d’autres, s’interrogent aussi sur le bien-fondé du fonds régional considérant la situation macroéconomique du pays : « Le déficit primaire de l’État atteint les 10 milliards de dinars (3 milliards d’euros). Les quasi 500 millions de dinars annoncés (153 millions d’euros) par l’IVD représentent donc près de 5 % de ce déficit. L’État peut-il se permettre le luxe de ne combler ce trou car investir dans les régions revient, in fine, à emprunter davantage pour combler le déficit ? », interroge-t-il.