Le procès en appel aura duré 2 heures et 40 minutes, sans permettre de lever toutes les ambiguïtés autour d’un « complot » qui a marqué les derniers jours du règne du président Bouteflika. Samedi 3 janvier, le tribunal militaire de Blida a prononcé en appel l’acquittement de Saïd Bouteflika, ancien conseiller à la présidence, des généraux Mohamed Mediène, dit « Toufik », et Athmane Tartag, deux ex-patrons des services d’intelligence, ainsi que la militante trotskyste Louisa Hanoune.
Poursuivis pour « complot contre l’autorité de l’État et de l’armée », les prévenus avaient été condamnés en première instance par le même tribunal chacun à une peine de 15 ans de prison. Si le général « Toufik » a regagné son domicile, Saïd Bouteflika et Athmane Tartag, poursuivis dans d’autres affaires, ont eux été maintenus en détention.
Ce procès en appel, tout comme le jugement en première instance, n’a pas permis à l’opinion de connaître toute la vérité sur cette affaire, dont l’instigateur principal est l’ancien vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, décédé en décembre 2019. Son ombre a plané tout au long de ce procès bien que son nom ait été à peine prononcé. Le mystère s’est d’autant plus élargi que Saïd Bouteflika n’a pas souhaité livrer sa version des faits alors que « Toufik » et Tartag ont livré des informations parcellaires, donnant ainsi à ce procès un goût d’inachevé. Et le sentiment que certaines vérités ne peuvent pas être prononcées dans l’enceinte du tribunal.
Que s’est-il donc passé durant les quatre semaines qui ont précédé la démission du président Bouteflika, dont la candidature à un cinquième mandat a déclenché une révolution ? Que s’est-il tramé entre ces différents protagonistes pour que Gaïd Salah décide de les faire poursuivre en justice dès mai 2019 et lourdement condamner ? Si la justice a tranché en abandonnant la thèse du complot contre l’armée, il subsiste pour autant des non-dits, des énigmes et des interrogations sur l’un des épisodes qui ont précipité la chute de Bouteflika.
Bras de fer entre Saïd Bouteflika et Khaled Nezzar
Derrière cette thèse du complot, il y a deux parties adverses qui se livrent un duel à distance qui ne pouvait se terminer que par l’élimination de l’une ou de l’autre. D’un côté, la famille Bouteflika, de l’autre, Ahmed Gaïd Salah. Soutien indéfectible du président Bouteflika depuis des années, l’ancien vice-ministre de la Défense commence à prendre ses distances avec le chef de l’État au fur à mesure que les manifestations du vendredi pour le rejet du cinquième mandat prennent de l’ampleur aux quatre coins de l’Algérie.
Vendredi 8 mars. Des marrées humaines déferlent dans plusieurs villes du pays pour demander le départ du président Bouteflika, qui a été évacué quelques jours plutôt dans un hôpital suisse. Aux abois, son clan panique et cherche le moyen de contenir cette contestation inédite qui risque d’emporter le chef de l’État et ses principaux soutiens.
Ce vendredi donc, Saïd Bouteflika rencontre Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense et figure de l’institution militaire. Le frère du président lui demande conseil pour, sinon mater la révolte, à tout le moins la circonscrire et permettre à son frère aîné de se maintenir au pouvoir. Nezzar suggère à son interlocuteur le retrait du président Bouteflika ainsi que la mise en place d’institutions pouvant assurer la transition. Saïd rejette les deux propositions et affirme être prêt à instaurer l’état de siège ou l’état d’urgence pour réprimer les manifestations. Nezzar l’en dissuade mais comprend que le frère cadet du chef de l’État et son clan sont déterminés à garder le pouvoir à tout prix.
Gaïd Salah prend ses distances
Dimanche 10 mars, le président Bouteflika est de retour à Alger après quinze jours d’hospitalisation en Suisse. Malgré la révolution qui draine des millions de personnes dans les rues, lui et ses proches espèrent encore garder la main en faisant quelques concessions. Le lendemain, il annonce qu’il ne briguera plus de cinquième mandat et même qu’il n’en a jamais eu l’idée, annule la présidentielle du 18 avril, nomme un nouveau gouvernement, promet une nouvelle Constitution et une conférence nationale pouvant déboucher sur un pouvoir de transition.
Loin de calmer la rue, les annonces galvanisent les manifestants qui réclament maintenant le départ de tout le système, dont Bouteflika et la figure de proue. L’ampleur de la contestation oblige le patron de l’institution militaire à changer de braquet. Loyal au président depuis qu’il l’a nommé chef d’état-major en 2004, Ahmed Gaïd Salah prend ses distances. Continuer à soutenir un chef d’État mal en point et dont l’obsession du pouvoir a déclenché la révolution du 22 février ? Ou se ranger du côté de millions d’Algériens ? Le choix devient de plus en évident au fil des vendredi de la colère.

L'ancien général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah. © AP/SIPA
Le fidèle général comprend que l’entourage présidentiel joue la montre et concocte un plan alternatif dont il sera fatalement exclu
Vendredi 22 mars, nouvelles manifestations monstres à Alger et dans toutes les grandes villes du pays. Rien ne semble pouvoir arrêter la vague. Le chef de l’armée comprend que la partie est terminée. Le lendemain, il se rend à la résidence de Zéralda où Bouteflika s’est installé depuis 2013. Il explique que le match est fini. Selon Saïd Bouteflika, Gaïd Salah arrive avec le discours d’adieu que le président doit prononcer une fois qu’il aura annoncé sa démission.
Il obtient ainsi l’engagement que Bouteflika va démissionner en échange d’un certain nombre de garanties pour sa sécurité et celle de ses frères et de sa sœur Zhor qui veille sur le vieux raïs. « La lettre sera rendue publique au plus tard dans trois jours », assure Saïd Bouteflika. Gaïd Salah attend la démission, mais celle-ci ne viendra pas dimanche. Ni lundi.
Le fidèle général comprend que l’entourage présidentiel joue la montre et concocte un plan alternatif dont il sera fatalement exclu. C’est Bouteflika ou Gaïd Salah. Le divorce est acté le mardi 26 mars. En déplacement dans la 4e région militaire de Ouargla, le chef d’état-major appelle à l’application de l’article 102 de la Constitution qui prévoit la destitution du président de la République pour cause de maladie grave et durable. Lors du procès en appel, Athmane Tartag, ancien coordinateur des services secrets, affirme que le véritable complot a commencé ce 26 mars dans la caserne de Ouargla, sans fournir d’amples révélations sur la conjuration. Comprendre : c’est Gaïd Salah qui a comploté pour renverser Bouteflika.
Le chef de l’armée écarté
L’appel de Gaïd Salah à appliquer l’article 102 fait souffler un vent de panique dans l’entourage du président. Le lendemain, le 27 mars, Saïd Bouteflika invite le général « Toufik » à une réunion pour évoquer la suite à donner à l’ultimatum du chef de l’armée. La réunion entre les deux hommes se tient à la résidence Dar el Afia. Les préparatifs de l’entrevue sont assurés par les équipes de Tartag, lequel ne prend pas part à la réunion entre Saïd Bouteflika et le général « Toufik ».
La transition se ferait-elle avec Bouteflika encore aux commandes ou sans lui ? Une chose est certaine : Gaïd Salah en serait exclu
Devant celui qui a dirigé les services secrets pendant 25 ans avant d’être congédié en 2015, le frère du président évoque l’annonce de Gaïd Salah sur l’article 102. « Toufik » suggère de demander l’avis du Conseil constitutionnel, instance habilitée à faire appliquer cette disposition. Saïd évoque ensuite le limogeage d’Ahmed Gaïd Salah. Parle-t-il au nom de son frère Abdelaziz ou agit-il de son propre chef ? Quoi qu’il en soit, « Toufik » l’en dissuade et explique que la révocation du chef d’état-major de l’armée relève des prérogatives du président. « Ce n’est pas une priorité par rapport à la situation du pays », lui dit « Toufik ».
Saïd suggère alors la mise en place d’une période de transition qui serait confiée à une personnalité nationale consensuelle. Le frère du président écarte d’emblée Ali Benflis et Ahmed Benbitour, deux anciens chefs du gouvernement qui sont devenus des ennemis jurés aux yeux des Bouteflika. Les deux hommes tombent d’accord sur le nom de Liamine Zeroual, l’ancien président qui a écourté son mandat en 1998. En retrait de la vie politique, ce général à la retraite jouit encore d’une certaine aura populaire. Son nom pour conduire cette période de transition ferait consensus. Cette transition se ferait-elle avec Abdelaziz Bouteflika encore aux commandes ou sans lui ? Une chose est certaine : Gaïd Salah en serait exclu.
Discussions secrètes
L’après-midi de ce mercredi 27 mars, Saïd et « Toufik » sont rejoints à Dar el Afia par Louisa Hanoune à l’invitation du frère-conseiller dont elle était proche. Les trois évoquent la situation du pays en ébullition. Hanoune suggère le départ immédiat de Bouteflika, la révocation du gouvernement et la dissolution des assemblées élues comme premières mesures pour apaiser la rue et désamorcer cette crise politique sans précédent.
Ces discussions n’échappent pas aux oreilles de Gaïd Salah qui surveille le moindre mouvement de Saïd Bouteflika, devenu une sorte de « président bis ». Reclus à Zéralda, Bouteflika est-il au courant des initiatives prises par son frère cadet ? Compte tenu de la proximité et des liens indéfectibles entre les deux hommes, rien ne peut se décider sans l’aval et le consentement du chef de l’État. « Toufik » est chargé de prendre langue avec Liamine Zeroual qui est invité à une entrevue avec lui. Devant les juges du tribunal militaire, « Toufik » affirme que Zeroual a accepté de diriger cette période de transition, avant de se rétracter.

La secrétaire générale du Parti des travailleurs Louisa Hanoune. © AP/SIPA
Matinée du samedi 30 mars. Liamine Zeroual rencontre « Toufik » dans sa résidence sur le littoral ouest d’Alger, à Moretti. « Toufik » propose à Zeroual de présider une instance de transition. Il refuse et lui conseille ainsi qu’à celui qui l’a mandaté de satisfaire plutôt les demandes de la rue. L’option Liamine Zeroual est écartée.
Le jour même, une partie du commandement de l’armée est réuni à Alger par Ahmed Gaïd Salah qui n’ignore rien de la rencontre de Moretti. Pour le chef de l’armée, il n’y aura pas de solution à la crise sans le départ sans délai de Bouteflika. Le communiqué diffusé à l’issue du conclave dénonce en creux l’initiative de « Toufik », sans le citer. Une course contre la montre est engagée entre la famille Bouteflika et Gaïd Salah.
Le décret de démission du chef d’état-major de l’armée était-il déjà prêt ? Au tribunal militaire, Saïd Bouteflika jure le contraire
Ce samedi 30 mars, les événements se précipitent. Saïd Bouteflika appelle Khaled Nezzar pour lui expliquer que le chef de l’armée veut à tout prix le départ du président Bouteflika en faisant appliquer l’article 102. À Nezzar, le frère-conseiller évoque la possibilité de destituer Ahmed Gaïd Salah. Nezzar l’en dissuade. Le décret de démission du chef d’état-major de l’armée était-il déjà prêt ? Au tribunal militaire, Saïd Bouteflika jure le contraire.
Coup tordu
Toujours est-il que ce samedi 30 mars, à 17 heures, Saïd Bouteflika appelle Liamine Zeroual dans une ultime tentative de le convaincre de conduire la transition. Il lui annonce également l’intention du chef de l’État de démettre Ahmed Gaïd Salah. À son tour, Zeroual explique à son interlocuteur qu’une telle décision ne ferait qu’aggraver la crise.
À 17h05, Liamine Zeroual reçoit un appel d’Ahmed Gaïd Salah. Preuve que ce dernier suit presque minute par minute les manœuvres de Saïd Bouteflika. L’appel de Gaïd Salah est-il une forme de menace voilée afin de dissuader Zeroual de marcher dans le plan ? Plus tard, Gaïd Salah affirme à son entourage que Zeroual avait intérêt à dire non à la proposition qui lui a été faite.

Saïd Bouteflika, le frère et conseiller de l'ex-président algérien Abdelaziz Bouteflika, en mai 2017 dans un bureau de vote. © Sidali Djarboub/AP/SIPA
Vous allez rendre publique immédiatement la lettre de démission
Mardi 2 avril. Il est 17 heures quand s’achève la réunion du commandement de l’armée en conclave depuis la fin de la matinée au siège du ministère de la Défense. Le sort d’Abdelaziz Bouteflika vient d’être scellé. La veille, la présidence avait annoncé dans un communiqué que la démission du chef de l’État allait intervenir avant le 28 avril, qui marque la fin du quatrième mandat. Le commandement de l’armée n’y croit pas et Ahmed Gaïd Salah arrive à convaincre ses pairs que Bouteflika, son frère Saïd et son entourage veulent gagner du temps en mettant en place un plan B.
Ils préparent, selon lui, un coup tordu pour le démettre de ses fonctions et garder la mainmise sur le pouvoir quitte à envisager des solutions extrêmes. Plus de temps à perdre, Bouteflika et sa clique doivent partir sur le champ. La messe est dite.
Capitulation
À l’issue du conclave, Gaïd Salah appelle Mohamed Rougab, secrétaire particulier de Bouteflika. Le ton est sec, martial. « Vous allez rendre publique immédiatement la lettre de démission », ordonne-t-il. Rougab bafouille et explique à son interlocuteur qu’il a besoin de temps pour joindre le président à Zéralda ainsi que son frère Saïd. Au bout du fil, Gaïd Salah ne veut rien entendre. Il répète sa sommation : l’annonce immédiate de la démission ou il envoie les troupes à la résidence de Zéralda pour obtenir la capitulation du chef de l’État. Message reçu cinq sur cinq. Peu avant vingt heures, la télévision nationale diffuse des images de Bouteflika, habillé en gandoura, remettant sa démission au président du Conseil constitutionnel.
Dimanche 5 mai 2019, un peu plus d’un mois après la chute de Bouteflika, Saïd, les généraux « Toufik » et Tartag ainsi que Louisa Hanoune sont déférés devant le tribunal militaire de Blida et poursuivis pour complot. Vingt-huit mois plus tard, la justice clôt cette affaire en acquittant tous les prévenus. Ahmed Gaïd Salah encore vivant, les juges du tribunal militaire n’auraient peut-être pas été aussi magnanimes…