Il n’est ni le premier ni le dernier des chefs d’entreprise tunisiens à entrer en politique. Seulement, depuis l’avènement du pluralisme partisan après la chute de l’ancien régime en 2011, Fadhel Abdelkefi, élu à la tête d’Afek Tounes le 19 décembre, s’est démarqué en privilégiant son indépendance tout en étant un fin observateur de la scène politique.
Inconnu du grand public mais très écouté dans les milieux financiers, il étonnait même ses interlocuteurs en dévoilant ses sympathies pour la gauche. Mais n’en était pas moins courtisé ou consulté sur des questions économiques par toutes les formations politiques.
Irréductible
En dix ans, l’ancien président du conseil d’administration de la Bourse des valeurs mobilières de Tunis (BVMT) a été l’un des rares à ne pas céder aux chants des sirènes politiques au point de faire figure d’irréductible. Mais ce passionné de football n’a jamais caché son intérêt pour la chose publique et son envie de servir le pays.
Il y avait d’ailleurs contribué pendant un an, en 2016, au titre de ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale et de ministre des Finances par intérim du premier gouvernement de Youssef Chahed.
Une expérience qui tourne court lorsque la douane tunisienne exhibe, en août 2018, un jugement à son encontre pour violation de la loi de change. Il démissionne alors aussitôt de toutes ses charges pour comparaître en tant que simple citoyen.
Pour certains analystes, Fadhel Abdelkéfi, apprécié des institutions internationales, prenait trop d’envergure et avait été torpillé en pleine ascension. Une version plausible dans un contexte politique délétère : la Cour de cassation prononce en effet, en mars 2019, un non-lieu dans cette affaire. L’homme avait sans doute été meurtri de voir sa probité jetée en pâture, mais n’a pas perdu de vue la politique.
En août 2019, à contre-courant de l’hostilité à l’encontre du candidat à l’élection présidentielle, Nabil Karoui, qui venait d’être incarcéré en pleine campagne électorale, Fadhel Abdelkefi lui apporte publiquement son soutien tout en n’adhérant pas au parti Qalb Tounes. Il se démarque de la meute qui se préparait à un hallali de celui qui jusque-là était donné pour favori.
S’il partageait avec Nabil Karoui, qu’il connaissait de longue date, une passion pour le ballon rond, ils convergeaient aussi sur les priorités, dont la nécessité de lutter contre la pauvreté, la restructuration de l’État, ainsi que la révision du modèle de développement en fixant un rôle à l’État conforme aux besoins de l’heure.
Force de conviction et enthousiasme
À faveur de cette prise de position, le public se rend compte que Fadhel Abdelkefi ne s’est pas retiré de la politique et remarque que son avis compte pour les formations en lice. Nabil Karoui sera le candidat malheureux de ce scrutin de 2019, mais l’ancien président du conseil d’administration de la BVMT sera proposé par pas moins de cinq partis et coalitions pour le poste de chef du gouvernement.
Le président de la République lui préfère un autre candidat mais contribue à sa visibilité. Les Tunisiens réexaminent alors le parcours du fils de l’économiste et homme d’affaires Ahmed Abdelkefi et descendant, par sa mère, des Ben Achour, une famille d’éminents érudits et juristes.
Une ascendance et une éducation qui expliqueraient le côté en apparence trop lisse de Fadhel Abdelkefi. Mais le diplômé en sciences économiques de l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne ne semble faire grand cas ni des rumeurs, ni des jugements.
Au contraire. Il s’enhardit et déploie au fil des années une force de conviction et un enthousiasme insoupçonnés chez un homme aussi maître de lui-même. « Il s’est aguerri au contact du pouvoir » assure l’un de ses anciens collaborateurs à la Coopération internationale.
Vers les législatives de 2024
Fin octobre 2020, Fadhel Abdelkefi annonce son adhésion au parti Afek Tounes et fait son entrée en politique par la grande porte en devenant, le 19 décembre, président de la formation de tendance libérale qui vivotait faute de leadership.
À 50 ans, il semble aller au contraire de ses convictions socio-démocrates, mais n’y voit pas de contradiction dans la mesure où il considère ses choix comme complémentaires au libéralisme. En prenant les commandes d’Afek Tounes, celui qui est aussi membre du conseil d’administration de la banque internationale arabe de Tunisie (BIAT) fait une arrivée inattendue sur une scène politique qui suffoque sous sa propre inertie.
Dans tous les cas, s’il prépare Afek Tounes aux prochaines échéances électorales – dont les législatives de 2024 -, l’amateur d’art, qui estime que la Tunisie peut devenir un « dragon africain », ne cache pas vouloir fédérer les partis du centre et souligne être plus proche de Abir Moussi, égérie du Parti destourien libre (PDL), d’inspiration nationale socialiste que des islamistes d’Ennahdha.
Ses détracteurs se déchaînent sur les réseaux sociaux et vont jusqu’à prétendre que les libéraux veulent vendre tout ce qui peut l’être dans le pays. Encore une fois, Fadhel Abdelkefi dérange. L’ancien dirigeant de Tahya Tounes, Karim Baklouti Barketallah, ne voit ainsi en lui qu’un « diviseur » de plus.
En évoquant le PDL, Fadhel Abdelkefi, que l’on donnait comme proche de Rached Ghannouchi, brouille la donne et les idées préconçues. Une manière d’entrer dans le jeu en attendant une redistribution des cartes dans un contexte plus apaisé, comme celui d’un dialogue national en cours d’élaboration dans lequel Afek Tounes pourrait avoir son mot à dire. Un premier tour de chauffe avant 2024.