Au terme d’une année qui aura ébranlé l’ordre du monde, Kerim Bouzouita, influent spin doctor tunisien, évalue les dommages collatéraux du Covid-19 sur le paysage politique. Et ce, dans un contexte empreint de symbolique pour le pays, puisque la Tunisie commémore les dix ans du « printemps arabe ». Une convergence qui semble accélérer les mutations. Quitte à rendre les changements imminents ?
Jeune Afrique : Entre crise politique et pandémie, la Tunisie est sous haute tension, au terme d’une année 2020 particulièrement éprouvante. Quel regard portez-vous sur l’évolution du pays, dix ans après le soulèvement qui a conduit à la chute de Ben Ali ?
Kerim Bouzouita : La Tunisie va imploser. C’est une question de temps, mais c’est une fatalité étant donné la scène politique. Reste à savoir quand. Il suffit d’un élément déclencheur. Mais le plus déterminant sera de voir comment tout cela sera récupéré. En 2011, la classe politique représentant l’opposition historique s’était très vite emparée du mouvement grâce à l’ingérence internationale.
Quel est le cas de figure le plus probable ?
Cela pourrait venir du président de la République, qui se verrait alors servir sur un plateau son projet de troisième République, sur le mode d’une Jamahiriya. Mais Kaïs Saïed a-t-il les moyens logistiques et le leadership suffisant pour récupérer cela à son avantage ? Pourrait-il trouver suffisamment de soutiens ? Personnellement, cela m’étonnerait.
Le risque majeur que nous encourrons est de confier l’avenir de la Tunisie à une dictature
Pourquoi ?
Les réseaux du pouvoir sont essentiels à l’exercice du pouvoir. Syndicats, argentiers, médias : il faut être soutenu pour provoquer des changements. Or, le président tunisien s’isole de plus en plus. Et même s’il bénéficie d’une certaine popularité, cela ne suffit pas. Il a été soutenu en tant qu’individu pour ses valeurs morales, mais les citoyens n’ont pas soutenu un projet politique. Le sien est essentiellement juridique.
Tout cela aboutit à une impasse. Dans cette configuration, les foules peuvent être tentées de rechercher un leadership providentiel. C’est un risque, car c’est dans ces interstices qu’apparaissent les dictateurs. Le risque majeur que nous encourrons est de confier l’avenir de la Tunisie à une dictature.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Deux études, que j’ai réalisées pour le PNUD (le programme des Nations unies pour le développement) sur la communication politique et sa digitalisation, présentent des résultats très inquiétants sur l’impact des algorithmes de Facebook sur notre sociologie. En Tunisie nous sommes à l’avant-garde : la communication politique passe davantage par des « live » Facebook et non par l’audiovisuel.
Abir Moussi (députée du Parti destourien libre et nostalgique assumée de Ben Ali) et la coalition El Karama sont les seuls à maîtriser les « live » et leurs codes. Cela leur permet d’émerger.
Les médias classiques ne se rendent pas compte qu’ils sont pris à contre-pied. Par exemple, 700 000 personnes regardent le compte de Seifeddine Makhlouf, leader de la coalition El Karama, et créent ensuite de l’engagement par le biais des commentaires. Cela crée des bulles émotionnelles extrêmement fortes et dangereuses. Quand elles s’affrontent, l’impact émotionnel est encore plus fort. Cela leur donne beaucoup d’importance puisque ce focus verrouille le paysage politique.
Dix ans après le soulèvement tunisien, est-ce la fin des illusions ?
On ne peut pas s’empêcher d’avoir des illusions car quelque part, elles entretiennent l’espoir. Nous sommes issus d’un monde idéologiquement matérialiste, qu’on soit dans le productivisme soviétique, dans le néolibéralisme ou dans l’islamisme. Ces idéologies sont soutenues par un socle de matérialisme : c’est-à-dire le bonheur d’avoir une voiture, une maison, un travail, et de pouvoir consommer.
Les « digital natives » sont nés avec internet et ont été soumis à une pression matérialiste à travers la publicité et le marketing.
Ces générations semblent en avoir fini avec les idéaux plutôt que les idéologies. Le slogan de la révolution : « Travail, liberté et dignité » est perçu à travers le prisme matérialiste par un jeune qui est sur les réseaux six heures par jour. Les valeurs sont totalement différentes.
Ce matérialisme se convertit en nihilisme politique dans lequel l’appartenance territoriale ou nationale n’existe plus. D’après les derniers sondages, 85% des jeunes veulent quitter le pays.

Kerim Bouzouita, conseiller en stratégie et communication politiques © Ons Abid pour JA
Nous ne sommes plus en démocratie depuis que nous avons mis en place les mesures anti-Covid
Que retenir de cette année 2020 ?
Nous sommes face à une épreuve collective comme le monde n’en a pas connu depuis l’hiver qui a duré trois ans, en 1315, et qui a marqué l’un des pics de la période dite du « petit âge des glaces ». Ce qui est notable, avec ce Covid, c’est que l’on se bat contre l’invisible. Il est dangereux d’être en guerre contre quelque chose d’indéfini, a fortiori quand il s’agit d’un virus.
En quoi cette « guerre » contre le coronavirus est-elle dangereuse ?
Parce que c’est une nouvelle occasion pour verrouiller les libertés individuelles, frapper les droits sociaux et économiques, comme celui d’entreprendre. La démocratie est mise entre parenthèses, puisque les citoyens ne bénéficient pas de leurs libertés. Nous ne sommes plus en démocratie depuis que nous avons mis en place les mesures anti-Covid, et cela a des conséquences.
En Tunisie, nous nous sommes soulevés en 2011 pour moins que ça. Il en va de même pour les gilets jaunes en France. Plus on serre la vis socialement, plus la tendance est à l’explosion. Dès lors que les foules n’ont plus rien à perdre, elles légitiment la violence. Si tout cela est prévisible, encore faut-il savoir gérer cette situation. Dans le contexte tunisien, où la redevabilité politique n’existe pas et où tout le monde est responsable mais personne coupable, c’est beaucoup plus délicat.