Boko Haram au Nigeria : « Abubakar Shekau revient sur le devant de la scène »

Les autorités nigérianes ont annoncé jeudi la libération de la majeure partie des élèves enlevés une semaine plus tôt dans le nord-ouest du pays. Pour le chercheur Vincent Foucher, cet épisode n’en marque pas moins le retour de la faction de Boko Haram restée fidèle à Abubakar Shekau, qui était en perte de vitesse depuis 2016.

Abubakar Shekau, ici en 2014 dans une vidéo de propagande de Boko Haram. © AP/SIPA

Abubakar Shekau, ici en 2014 dans une vidéo de propagande de Boko Haram. © AP/SIPA

Aïssatou Diallo.

Publié le 18 décembre 2020 Lecture : 7 minutes.

« C’est un énorme soulagement pour tout le pays et la communauté internationale ». En annonçant, jeudi, la libération des élèves kidnappés une semaine plus tôt dans un établissement scolaire de Kankara, dans le nord-ouest du pays, Muhammadu Buhari a également appelé ses concitoyens à se montrer « patients » et « justes » vis-à-vis des autorités nigérianes.

Six ans après l’enlèvement en avril 2014 des 200 lycéennes de Chibok, qui avait donné naissance au mouvement « Bring Back Our Girls », ce nouveau kidnapping de masse a en effet provoqué un choc sein de l’opinion publique nigériane. Vendredi 11 décembre, un commando d’hommes armés a pris d’assaut un internat, enlevant plus de 300 lycéens avant de prendre la fuite.

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L’indignation face à ces faits a encore été renforcée par la publication d’une vidéo montrant Muhammadu Buhari visitant un ranch, le lendemain de l’enlèvement, dans l’État de Katsina, fief du président nigérian où se situe également Kankara… Dans son message annonçant la libération des jeunes pris en otage, le chef de l’État nigérian n’a donc pas manqué de saluer l’implication des agences de renseignement, de l’armée, de la police et du gouverneur de l’État de Kankara, Aminu Bello Masari, qui a conduit l’opération.

Lors de celle-ci, les forces de sécurité ont encerclé la zone où les jeunes otages étaient détenus, et avaient pour instruction de ne pas utiliser la force. « Nous avions établi un contact indirect [avec les ravisseurs] pour nous assurer que nous pourrions procéder à la libération sans faire de mal aux enfants », a expliqué le gouverneur à l’issue de l’opération lors de laquelle « la plupart des garçons, mais pas tous » ont pu être récupérés.

Si les autorités nigérianes accusent des « bandits » locaux d’avoir commis cet enlèvement massif, celui-ci a cependant été revendiqué par Boko Haram dans une vidéo publiée jeudi 17 par Abubakar Shekau, qui dirige le Jamaat Ahl Al-Sunnah Lil Dawa Wal Jihad (JAS), l’une des deux factions du groupe jihadiste, l’autre étant l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWA). Début décembre, le JAS de Shekau avait déjà revendiqué l’attaque meurtrière menée près de Maiduguri, dans le nord-est du pays : 76 paysans avaient été froidement assassinés alors qu’ils travaillaient dans les rizières.

Pour Vincent Foucher, chercheur au CNRS et spécialiste de Boko Haram au Nigeria, ces derniers développements prouvent que, malgré les dissensions au sein du groupe terroriste, le leader emblématique de Boko Haram y reste influent.

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Jeune Afrique : Depuis début décembre, il y a eu le massacre de Zabarmari, dans le nord-est du Nigeria, l’enlèvement de lycéens à Kankara, dans le nord-ouest, et, au Niger voisin, la tuerie de Toumour, dans la région de Diffa, lors de laquelle 27 personnes ont été tuées… Assiste-t-on à un retour en force de la faction de Boko Haram restée fidèle à Abubakar Shekau ?

Vincent Foucher : En 2016, Boko Haram a connu une scission qui a donné naissance à l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWA) et à la faction fidèle à Shekau. Depuis, toutes les attaques importantes, comme celles de bases militaires, étaient le fait de l’ISWA. Shekau, lui, a continué de son côté à mener des opérations de banditisme, de pillage, de captures, etc. Il y a également eu quelques tentatives d’attentats suicides observées à Maiduguri.

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Mais il est évident que, ces derniers temps, il se passe quelque chose. Cela est probablement lié aux tensions au sein de la branche État islamique, qui a connu des purges internes. On a l’impression que certains de ses membres ont rebasculé vers Shekau, et que ce dernier a dans le même temps appris de ses erreurs.

L’EI avait encouragé l’ISWA à effectuer des réformes et cela a été un des facteurs de leurs « réussites » des années 2017-2018. Les mécontents de cette faction, qui ont ensuite rejoint Shekau, pourraient lui avoir apporté leur expertise et leurs idées. L’un des signes est l’intense activité « média » que l’on observe désormais au sein de la branche Shekau.

Quelles sont les raisons des tensions au sein de ISWA ?

L’exécution de Mamman Nur, en 2018, a créé des tensions. Il était une figure idéologique très influente. Mais certains membres radicaux du groupe lui reprochaient d’être trop modéré et même proche des autorités nigérianes.

Dans toute organisation se posent les mêmes questions. Qui commande ? Comment répartir l’argent ? Qui contrôle les armes ? Comment traiter les combattants qui commettent des abus contre les civils ? Quel degré de violence peut-on avoir envers les populations ? Que faire lorsqu’un chef militaire important se livre à des actes de banditisme ?

Ces questions importantes avaient abouti à la scission de 2016, et cela se reproduit désormais au sein de l’ISWAP. Il pourrait y avoir également une dimension communautaire qui a fragilisé l’organisation.

Quelques uns des 300 élèves nigérians libérés le 17 décembre, après avoir été enlevés par Boko Haram une semaine auparavant. © Sunday Alamba/AP/SIPA

Quelques uns des 300 élèves nigérians libérés le 17 décembre, après avoir été enlevés par Boko Haram une semaine auparavant. © Sunday Alamba/AP/SIPA

Kankara ne se situe pas dans la zone d’action habituelle du groupe jihadiste. Certains évoquent une sous-traitance à des bandits locaux. Est-ce un procédé courant pour Boko Haram ?

Kankara est à 600 km de Maiduguri, ce qui est effectivement très loin de leur zone habituelle. Beaucoup d’informations, y compris celles délivrées par le gouverneur du Katsina, confirment que ce seraient des bandits notoires de la région qui étaient en première ligne sur cet enlèvement. Il est donc plausible que Shekau ait envoyé quelques hommes comme « conseillers », pour aider ces hommes à « monter en gamme ». Mais on n’avait, jusqu’ici, jamais vu un tel modus operandi en dehors de l’État de Borno.

Pendant sa phase de croissance, entre 2011 et 2014, Boko Haram a incorporé un certain nombre de petits criminels et trafiquants qui opéraient dans cet État. On peut imaginer que, soit ce sont des bandits de Kankara qui ont envie de rejoindre une « cause » politique, soit il y a eu un accord financier avec Shekau. Nous y verrons plus clair dans les semaines à venir.

Les autorités locales ont décidé de la fermeture de plusieurs internats dans la région de Sokoto. Faut-il effectivement craindre de nouvelles attaques ?

Shekau a atteint son objectif, qui est de revenir au devant de la scène. Il a mis le gouvernement fédéral dans une situation embarrassante et a envoyé aux différentes composantes de la nébuleuse jihadiste nigériane le signal qu’il fallait encore compter avec lui. Ce n’est pas illogique de fermer les internats, lorsque l’on n’est pas capable de les protéger… Le fond du problème, c’est que l’État n’est pas capable d’assurer la sécurité.

Des soldats nigérians à Kankara, le 16 décembre 2020, après l'enlèvement de plus de 300 lycéens revendiqué par la branche de Boko Haram fidèle à Shekau. © Sunday Alamba/AP/SIPA

Des soldats nigérians à Kankara, le 16 décembre 2020, après l'enlèvement de plus de 300 lycéens revendiqué par la branche de Boko Haram fidèle à Shekau. © Sunday Alamba/AP/SIPA

Il y a une démoralisation profonde des troupes et une absence de confiance dans les officiers

Pourquoi l’armée nigériane ne parvient-elle pas à éradiquer ces groupes jihadistes ? 

L’armée est présente dans plus d’une vingtaine d’États, à travers des opérations de sécurisation. Elle assure la protection des zones pétrolières dans le delta du Niger, fait face au mouvement sécessionniste dans le sud-est, et est confrontée au banditisme dans tout le pays. C’est une armée sous tension, qui n’a pas les moyens, ou qui ne se donne pas les moyens, de couvrir efficacement tous les fronts sur lesquels elle est engagée.

Le Nigeria a des problèmes de gouvernance aussi bien dans le secteur civil que militaire. Lorsque l’on discute avec des soldats, ils soulèvent souvent les mêmes problématiques : l’argent et les fournitures qui n’arrivent pas, des officiers qui détournent les budgets… Tout cela joue sur le moral des hommes.

Lors de la phase d’ascension de Boko Haram, en 2014, lorsque ses membres arrivaient dans les villages, parfois, les unités de l’armée prenaient la fuite immédiatement. Il y a une démoralisation profonde des troupes et une absence de confiance dans les officiers.

La réaction de Muhammadu Buhari, qui était en vacances dans la région au moment de l’enlèvement des lycéens, a été très critiquée. Cette recrudescence de violences signe-t-elle son échec ?

Muhammadu Buhari est un ancien militaire qui a gouverné l’État de Borno, où Boko Haram était le plus actif. Il avait été élu en 2015 avec l’espoir qu’il mettrait fin à cette situation. Il y a eu quelques progrès en 2015 et 2016. Il a par exemple renforcé l’armée de l’air.

Mais il faut croire que les factions de Boko Haram ont appris et se sont adaptées. Elles présentent une menace nouvelle à laquelle le pouvoir n’a pas trouvé de solution. Les groupes jihadistes apprennent très rapidement, il sont très souples. Il y a en outre une circulation internationale de l’« expertise », d’idées et de modèles.

Où en est la coopération militaire régionale contre Boko Haram ?

La force multinationale mixte (FMM) était passée d’une opération saisonnière annuelle à une opération permanente. Mais cela a changé, parce que les pays voisins ne voient pas le Nigeria très engagé sur le lac Tchad.

L’opération « colère de Boma », lancée par les Tchadiens en mars et avril de cette année, était au fond une réaction unilatérale, sans vraiment chercher à se coordonner avec d’autres pays, et en particulier avec le Nigeria. Il y a une forme d’agacement et de lassitude de la part des pays voisins, qui adoptent une posture défensive en attendant que le Nigeria propose une voie satisfaisante. Mais s’ils veulent obtenir des résultats, les pays de la zone doivent se coordonner.

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