Cette histoire pourrait commencer dans un camp situé à la frontière albanaise, en 1999, alors que la guerre du Kosovo fait rage depuis un an. Un contingent de soldats venus des Émirats arabes unis patrouille dans le périmètre à bord d’imposants Humvee, tandis que des hélicoptères Puma, pilotés par des membres de sa force aérienne, survolent un paysage de montagnes et de ravins vertigineux.
Un homme grand et barbu, au profil aquilin rehaussé d’une paire de lunettes, se brosse les dents en toute simplicité. Frank Gardner, le correspondant sécurité de la BBC, le reconnaît. Il s’agit de Mohammed Ben Zayed (MBZ), le futur prince héritier, alors chef d’état-major, à la tête des forces armées de cette jeune nation qui n’a que 28 ans. Ce diplômé de l’Académie royale militaire de Sandhurst, en Angleterre, en a dix de plus, et il s’est déjà fait remarquer. Après l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, il s’est rendu aux États-Unis avec l’intention d’acheter une telle quantité de matériel militaire que le Congrès s’est inquiété d’une possible déstabilisation de la région.
Frank Gardner tente sa chance et sollicite une interview. MBZ, homme discret qui a coutume de fuir les médias, accepte. Il raconte qu’il se trouve là dans le cadre d’un partenariat stratégique avec la France. En échange de l’achat de 400 chars Leclerc, l’armée française fournit un entraînement en conditions réelles aux troupes émiriennes.
« Petite Sparte »
C’est la première fois qu’un pays arabe moderne déploie une force militaire en Europe, dans le cadre d’une opération de l’Otan. « A plus de 3200 km de chez lui, Mohammed Ben Zayed montre alors déjà clairement qu’il a des ambitions au-delà des rives du Golfe », observe le journaliste.
Assurer la sécurité de la pétromonarchie, petite fédération de sept émirats sur lesquels règne le populaire cheikh Zayed, son père, est déjà une priorité absolue pour ce pilote chevronné. Il veut moderniser l’armée nationale, rendre son pays plus autonome et, déjà, diversifier ses alliances. Même si, comme le souligne un spécialiste local de la défense, il entend aussi s’imposer comme un partenaire sérieux pour les Américains, qui restent la référence en matière de sécurité dans le Golfe.
La force militaire devient ainsi un outil de prédilection dans la politique étrangère des Émirats. « Et lorsqu’on en choisit un, il est difficile d’en changer », poursuit notre interlocuteur. Sans faire d’esbroufe, les Émirats entament leur mue, jusqu’à devenir cette « petite Sparte » dont parlera en 2014 James Mattis, alors secrétaire à la Défense dans l’administration Trump. Sa comparaison avec une des cités-États les plus puissantes de la Grèce antique fait mouche : elle correspond bien au tempérament de ce micro-État très riche, peuplé d’à peine 10 millions d’habitants, qui n’hésite pas à boxer au-dessus de sa catégorie.
Rejet de l’islam politique
Après la guerre du Golfe, c’est un autre événement majeur qui va forger ce qui deviendra une des marques de fabrique de la vision émirienne : le rejet de toute forme d’islam politique. Les attentats du 11 septembre 2001 ont causé un choc énorme au sein du gouvernement émirien, rappelle Hussein Hibish, chercheur associé au groupe de réflexion Arab Gulf States Institute in Washington. « Ils ont mis en mouvement un processus qui a abouti au rejet catégorique, par les Émirats, de l’islamisme, et aux efforts pour promouvoir cette perspective dans l’ensemble du monde arabe. » À bord du Boeing 767 qui s’est écrasé sur la tour Sud du World Trade Center, à New York, se trouvaient en effet deux ressortissants émiriens : Marwan al-Shehhi de l’émirat de Ras al-Khaïma, qui pilotait l’engin meurtrier, et Fayez Banihammad, originaire de l’émirat de Sharjah.
Après les printemps arabes, MBZ lance une purge contre les sympathisants islamistes
L’onde de choc pousse Abou Dhabi à couper ses relations avec le régime des talibans, et à envoyer un contingent pour appuyer les manœuvres de l’Otan en Afghanistan. En 2002, des Rafale français décollent également de la base aérienne d’Al Dhafra, à 30 km au sud d’Abou Dhabi, pour appuyer l’opération « Enduring Freedom », menée sous commandement américain en Afghanistan.
Comme l’explique l’historienne émirienne Fatma Al Sayegh dans un article du Middle East Policy Council, le 11-Septembre a profondément transformé la relation entre les élites politiques du Golfe et les États-Unis. Washington a fait pression pour que ces États, perçus jusque-là comme inoffensifs, mettent en place d’ »extraordinaires réformes au niveau politique, social et éducatif ».
Aux Émirats, ces dernières se sont traduites par un contrôle resserré des propos tenus dans les mosquées. Plus question d’y évoquer la politique. « Les sermons du vendredi étaient prudemment écrits, de manière à ne plus parler que de théologie », raconte l’historienne.
En 2003, MBZ rencontre des membres du mouvement Al Islah, l’équivalent local des Frères Musulmans, pour les convaincre de renoncer à leur idéologie ou de changer de fonction. Il s’inquiète de leur influence sur la jeunesse émirienne. De nombreux sympathisants d’Al Islah, parmi lesquels on compte beaucoup d’Égyptiens, occupent en effet des postes-clés dans les institutions éducatives et judiciaires du pays, au point de constituer un véritable « État dans l’État », selon le journaliste et chercheur émirien Sultan Al Qassemi, cité dans le New York Times.
Mais la vraie purge n’aura lieu qu’après les Printemps arabes. Pour Cinzia Bianco, chercheuse auprès du Conseil européen des relations extérieures, le gouvernement considère alors la confrérie, qui a pris le pouvoir en Égypte, à la fois comme une menace interne et externe. En décembre 2011, sept membres d’Al Islah sont accusés de poser une menace à la sécurité et se voient retirer leur citoyenneté. Ils sont emprisonnés en avril 2012. Des dizaines d’autres sympathisants du mouvement islamiste se retrouveront devant les tribunaux la même année.
Aux côtés des Saoudiens, de la Somalie et de la Libye
« À partir de ce moment-là, MBZ, qui se sent en sécurité chez lui, commence à s’occuper du cas de l’Égypte, poursuit la chercheuse. Il était inacceptable que les Frères musulmans y disposent d’un refuge sûr ». Que les États-Unis aient refusé de voler au secours d’Hosni Moubarak, au pouvoir pendant près de 30 ans, et qu’ils valident la victoire des Frères musulmans, est un électrochoc : il montre que les États-Unis n’interviendront pas en cas de pépin. D’autant qu’un peu plus tard viendra l’autre « trahison » américaine : la négociation de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, qui se fera dans le dos des pétromonarchies.
Si nous ne nous occupons pas des méchants, ils s’occuperont de nous »
Pour Hussein Ibish, les Printemps arabes ont clairement intensifié la détermination des Émirats à jouer un rôle plus actif au niveau régional. « Ils ont consolidé une posture », abonde notre spécialiste de la défense. En Égypte, Abou Dhabi soutient le mouvement populaire contre le président Morsi, et approuve le coup d’État mené par le maréchal Sissi.
Dans les années qui suivent, il devient de plus en plus actif à l’extérieur de ses frontières, envoyant une force en Somalie pour combattre la piraterie et les extrémistes et soutenant l’Arabie saoudite dans sa guerre contre la rébellion houtie au Yémen. Il défie également l’embargo des Nations unies en acheminant des armes pour Khalifa Haftar, en Libye. Dans ce pays qui partage une frontière avec l’Égypte, pas question de laisser une chance à l’islam politique de se développer.
Conflit avec le Qatar et Doha
« Si nous ne nous occupons pas des méchants, ils s’occuperont de nous. » Abdulkhaleq Abdulla, professeur de sciences politiques émirien, résumait ainsi la motivation du gouvernement dans le New York Times. L’un de ces « bad guys » s’est avéré être un proche voisin. « Après les Printemps arabes, le Qatar avait l’ambition de devenir un leader qui ferait le lien entre les vieilles monarchies et les nouveaux régimes, avec une place pour les Frères musulmans. L’opposition frontale était inévitable », raconte un diplomate en place dans la région.
MBZ a su initier un mouvement diplomatique avec Israël qui semblait loin d’être acquis
S’en est suivi une dispute comme le Golfe n’en a jamais connu : les Émirats et l’Arabie saoudite, avec le soutien de Bahreïn et de l’Égypte, ont mis au ban Doha, accusé de soutenir le terrorisme et d’être une terre d’accueil pour les Frères musulmans. La guerre froide dure depuis 2017. Et si l’Arabie saoudite semble aujourd’hui prête à reprendre le dialogue, du côté d’Abou Dhabi, l’inflexibilité restera probablement le maître-mot.
Normalisation avec Israël
Le dossier de la normalisation avec Israël est peut-être le plus emblématique de la politique du prince héritier dans la région. A priori isolé sur cette question dans un monde arabe où la cause palestinienne est toujours considérée comme sacrée, MBZ a su anticiper et initier un mouvement diplomatique qui semblait loin d’être acquis, bouleversant en profondeur les équilibres régionaux.
Après les Émirats, Bahreïn, le Soudan et le Maroc ont ainsi à leur tour normalisé leurs relations avec l’État hébreu. Grâce à cette audacieuse diplomatie, Abou Dhabi a pu se doter de ces F35 américains dont MBZ rêvait depuis longtemps. Le nouvel ordre du monde arabe imaginé par le prince héritier trouve aujourd’hui un écho puissant dans d’autres capitales arabes.