« Vous aurez du mal à trouver en Égypte quelqu’un qui accepte de parler de lui », nous avait-on prévenu, avec raison. Au nom de Mahmoud al-Sissi, fils aîné du raïs, toutes les portes du Caire semblent se claquer craintivement. La promesse d’anonymat n’est plus une garantie suffisante pour pouvoir évoquer ce jeune homme de 38 ans dont les photos se comptent sur les doigts d’une main, l’un des chefs les plus puissants des services de sécurité de la dictature militaire de son père.
Dans la tradition classique des satrapes du Proche-Orient et sur les traces du général Hosni Moubarak, son prédécesseur renversé en 2011, le maréchal Al-Sissi se fie à son sang pour garantir sa sécurité et son pouvoir, hissant son fils, militaire comme lui, au rang de numéro deux de l’agence de renseignement liée à la présidence et le faisant général de brigade, en toute discrétion avant l’âge réglementaire, selon des sources bien informées.
Rarement évoqué en public
En janvier 2018, le New York Times avait prévenu: « Le fils de M. Sissi, Mahmoud, qui travaille au Service de renseignement général, devrait conserver un rôle important. À au moins une occasion, il a accompagné M. Fawzy [un chef des renseignements égyptiens] à Washington pour y rencontrer l’administration Obama. » Rarement et brièvement évoqué en public par son père aux côtés de ses frères Moustapha, Hassan et de sa sœur Aya, le personnage est apparu en juillet 2016 sur les écrans internationaux lorsque, sur la foi de fuites égyptiennes, l’hebdomadaire italien L’Espresso le lie à l’assassinat de Giulio Regeni.
En janvier 2016, cet étudiant italien qui enquêtait sur les syndicats égyptiens disparaît avant que son corps ne soit retrouvé dans une banlieue du Caire, atrocement torturé. « Il est difficile de croire que le fils d’Al-Sissi n’était pas au courant des mouvements de Regeni avant même sa disparition », écrit le magazine. En 2018, les enquêteurs italiens identifiaient cinq suspects, tous membres du service où Mahmoud al-Sissi était chargé du contre-espionnage au moment du meurtre mais, en juin 2020, le Premier ministre italien s’avouait « préoccupé par les lenteurs de l’Égypte pour coopérer avec l’Italie » sur ce dossier.
Il n’existe que deux photos de lui, il est une ombre. Si vous parlez de Mahmoud en Égypte, vous irez droit en prison »
« Il n’existe que deux photos de lui et le public n’a jamais entendu sa voix, il est une ombre. Si vous parlez de Mahmoud en Égypte, vous irez droit en prison », met en garde Saïf Alislam Eid, chercheur égyptien en Sciences politiques à l’Institut de Doha pour les études supérieures. En sécurité hors de son pays chez l’adversaire qatari, ce militant de la révolution du 25 janvier 2011 a été emprisonné un an en 2014 par le régime qui venait alors de prendre le pouvoir.
Il précise que sa famille continue de subir des pressions policières, mais n’hésite pas à évoquer l’enfant redoutable. « Au moment de l’affaire Regeni, il occupait déjà un poste important au sein du Service de renseignement général (GIS) dont il est aujourd’hui le numéro deux après Abbas Kamel, l’ombre du président. Il était au moins au courant de la disparition de Regeni, s’il ne l’a pas ordonnée. »
Le politologue souligne qu’une large partie de l’opinion égyptienne ignore encore le personnage mais que son nom a commencé à circuler sur les lèvres des opposants et des militants en septembre 2019, quand l’acteur et entrepreneur de BTP Mohamed Ali s’est mis à publier, depuis l’Espagne, des vidéos dénonçant les somptueux travaux sans factures qu’il aurait exécutés pour la famille Al-Sissi et la façon dont le maréchal transformerait l’Égypte en un royaume familial.
Éminence noire de son père
L’accusation faisait inévitablement écho aux abus du clan destitué des Moubarak et présentait l’aîné des Al-Sissi en éminence noire de son père, véritable maître d’œuvre de sa politique répressive et nouveau Gamal, ex-puissant héritier d’Hosni Moubarak. Le trublion en exil appelle à manifester et, malgré un niveau de répression inédit en Égypte, des milliers de manifestants descendent dans la rue.
Le contrôle des médias est un des dossiers dont est chargé Mahmoud al-Sissi au GIS, qui a mis la main depuis 2016 sur d’importants groupes. Site d’information satellite du service, Cairo 24 publiait en juin 2020 un long article prétendant révéler au grand public la véritable figure de ce serviteur de l’État à la réputation ternie. À propos des manifestations de l’automne 2019, on peut ainsi lire que « Mahmoud Al-Sissi semblait avoir la part du lion de la colère dirigée contre son père », faisant du fils le bouc-émissaire de la rage des opposants « Frères musulmans », autrement dit terroristes, contre le père.
Ces projecteurs gênants ont-ils motivé l’envoi de Mahmoud Al-Sissi en mission diplomatique à Moscou sans date de retour ?
Ces projecteurs gênants ont-ils motivé l’envoi de Mahmoud Al-Sissi, quelques semaines après les manifestations, en mission diplomatique à Moscou sans date de retour ? Cet épisode est, comme bien d’autres touchant au chef espion, nimbé de mystère mais un de ses développements illustre le tabou que représente le nom du puissant fils, comme les pressions brutales exercées sur la presse en Égypte.
En novembre 2019, le site d’informations Mada Masr, interdit en Égypte où il passe par des « sites miroirs », publie un article annonçant que Mahmoud al-Sissi était envoyé en exil à Moscou. Dans les jours qui suivent, les locaux du média indépendant Mada Masr sont perquisitionnés, quatre journalistes brièvement arrêtés et leurs ordinateurs saisis. Mada Masr a eu l’outrecuidance de révéler que le cercle présidentiel avait décidé d’écarter temporairement Mahmoud qui prenait trop de place dans les médias régionaux et internationaux.
Citant des sources du GIS même, l’article en attribuait les raisons principales à « son échec à gérer correctement la plupart des responsabilités dont on l’avait chargé », notamment son contrôle défaillant des médias encore trop indépendants au goût du raïs malgré les acquisitions du GIS et son incapacité à désamorcer le scandale des vidéos de Mohamed Ali.
Pressions de MBZ ?
D’autres raisons ont été avancées pour ce départ à Moscou, comme des pressions venant du dirigeant émirati et grand financier du régime égyptien Mohammed Ben Zayed (MBZ), inquiet que les oppositions populaires mais aussi internes au pouvoir croissant de Mahmoud ne rejaillissent sur son président de père. « Au Caire, certains disent aussi que le temps était venu pour lui d’aller faire un stage auprès de Poutine pour apprendre la manière efficace de gérer un État autoritaire », souligne le politologue Saïf Alislam Eid.
Stage ou limogeage, l’exil moscovite n’a pas duré longtemps, et le fils maladroit a retrouvé dès le début de 2020 son fauteuil de directeur adjoint du GIS. Car l’héritier est essentiel pour assurer et consolider le pouvoir de son père.
Mahmoud al-Sissi aurait été l’artisan des réformes constitutionnelles de 2019 qui permettent à son père de se représenter pour un nouveau mandat
Le chercheur de Doha rappelle aussi le rôle politique essentiel joué ces dernières années par Mahmoud : selon des fuites internes, il aurait été l’artisan des réformes constitutionnelles promulguées en 2019 qui permettent à son père de se représenter pour une nouvelle présidence et serait aussi l’homme derrière le rassemblement d’une grande coalition autour du parti présidentiel Futur de la nation pour les élections législatives qui se sont tenues fin 2020.
Une succession dynastique se préparerait-elle, dans une énième tentative de rendre une république arabe héréditaire ? « Il est beaucoup trop tôt pour pouvoir l’affirmer : le président Sissi est en très bonne santé et se voit encore président pour les vingt prochaines années, au moins », tempère Eid.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi. © AP/SIPA
Le portrait officieux que dresse Cairo 24, site contrôlé par le GIS, de Mahmoud al-Sissi ne cesse de décliner l’idée que le fils ne doit son avancement qu’à son propre mérite et non à l’influence paternelle, et nie fermement qu’il occupe le rang éminent et même le grade de général que « les médias hostiles » lui prêtent. D’après l’auteur de l’article, son parcours est des plus cohérents : diplômé de l’académie militaire en 2003, affecté à la sécurisation du canal de Suez puis officier dans une base du Sinaï, il rejoint en 2009 le GIS où il serait — l’auteur pourtant particulièrement bien placé pour être bien informé emploie beaucoup de conditionnels — notamment chargé du nord Sinaï, terrain d’une guérilla de Daech.
Voulant rétablir la vérité sur un homme qu’il avoue s’entourer de secret, il va jusqu’à rapporter que le fils Sissi était, lors de la révolution de janvier 2011, « l’un des officiers chargés de sécuriser la place Tahrir où, sous un faux nom, il est entré en relation avec un groupe d’activistes et de révolutionnaires dont il a aidé un grand nombre de membres ». On peut en douter en voyant la répression impitoyable des militants de 2011 menée par les services qu’il dirige.
Citant un militaire à la retraite, Cairo 24 fait l’éloge d’un caractère contrastant avec le tempérament martial et irascible qu’on lui prête : « Il est poli et franc, comme son père, sauf qu’il fume ! Ce qui ne l’empêche pas d’aimer le sport et d’en faire régulièrement. »
Mon père, ce héros
Mahmoud apparaît, dans ce portrait flatteur, comme un fils digne de son père, le prenant pour modèle au point de le suivre dans sa carrière de militaire et de maître espion au service de la seule Égypte.
S’il n’envisage pas de faire de Mahmoud son dauphin, le maréchal Sissi userait-il de ses fils comme le fait son voisin et allié libyen, le maréchal Haftar, qui place cinq des siens à des postes clés de son régime, davantage pour se protéger de coups internes que pour sa succession ?
À l’instar du maréchal Haftar, Abdel Fattah al-Sissi userait-il de ses fils davantage pour se protéger de coups internes que pour sa succession ?
Si Mahmoud, l’aîné du président égyptien, occupe la position la plus éminente, son frère Moustapha est aussi bien placé au sein de la puissante Autorité de contrôle administratif et le cadet, Hassan, a rejoint récemment Mahmoud au GIS après avoir travaillé dans le secteur pétrolier. Difficile de ne pas rapprocher ces promotions familiales des nombreuses « épurations » qui se sont succédé à la tête de l’armée et des renseignements depuis la prise de pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi en juillet 2013.
« Entre 2014 et 2017, Sissi a écarté du GIS quarante-sept membres haut-placé du GIS, suite à des fuites internes, pour enfin remplacer en 2018 son directeur Khaled Fawzy par Abbas Kamel, un de ses plus loyaux serviteurs, secondé par son propre fils Mahmoud. Idem dans l’armée avec le limogeage du chef d’État-major Mahmoud Hegazy en 2017, dont les critiques ont laissé à penser à Sissi qu’il pourrait tenter un coup interne », rappelle Saïf Alislam Eid. Un blindage familial du pouvoir présidentiel qui pourrait trahir les faiblesses du régime davantage que sa force.