Le lieu n’est pas encore officiellement ouvert, mais c’est là qu’il a choisi de nous donner rendez-vous. À Dakar, « la maison de l’alerte » doit ouvrir ses portes en janvier 2021. Un espace « inédit » dédié aux lanceurs d’alerte, lieu de débat et d’échange. C’est dans la cour du bâtiment que Fadel Barro nous a reçus au cours du mois d’octobre. « On discutera sous l’arbre à palabres », nous avait-il proposé.
Engagé au sein du mouvement citoyen Y’en a marre, qui s’est fait connaître lors des manifestations spontanées contre la candidature de l’ancien président Abdoulaye Wade, entre 2011 et 2012, Fadel Barro, 43 ans, s’est effacé en mars 2019 au profit de nouveaux leaders, en même temps que les autres figures historiques du mouvement.
Passions partisanes
Depuis février 2020, il est le coordinateur régional de la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (Pplaaf), lancée en mars 2017 par les avocats français William Bourdon et Henri Thulliez. De nouvelles responsabilités, qu’il considère comme une manière de prolonger l’engagement qui est le sien. « Il faut protéger les lanceurs d’alerte, qui sont les maillons faibles de l’engagement citoyen, défend le militant. Les journalistes ou les activistes sont protégés, tandis que les lanceurs d’alerte sont renvoyés de leur travail, poursuivis en justice, contraints de s’exiler, et peuvent même être menacés de mort. »
À travers Pplaaf, il s’efforce notamment de faire évoluer les législations nationales et, ainsi, d’encourager les lanceurs d’alerte en devenir. Et en particulier les fonctionnaires. « Ce sont des gens éloignés de l’activisme traditionnel mais qui font un travail important en décidant de mettre un terme à des opérations qui nuisent à l’intérêt général. De simples citoyens qui réalisent qu’en restant silencieux, ils se rendent complices. S’ils se décident à sonner l’alerte, il n’y a pas de meilleure manière d’arrêter la prédation des ressources. »
Fadel Barro n’a pas rompu les amarres avec l’ancien journaliste d’investigation qu’il fut à l’hebdomadaire La Gazette, avec le souci de « renforcer la qualité de l’opinion publique » et de diffuser « les vraies informations ». Une partie du travail de Pplaaf consiste d’ailleurs à former et soutenir les journalistes du continent. La plateforme s’efforce de « dépolitiser le lancement d’alertes autant que possible », explique-t-il, car « le brouillard que crée la passion partisane entre l’opposition et le pouvoir ne permet pas de faire éclater la vérité, même lorsque les affaires passent devant la justice. »
Cohérence et exemplarité
Des multiples horizons qui s’ouvrent à lui, le champ politique n’est toutefois pas celui qui l’attire le moins. De Y’en a marre à Pplaaf, et bientôt de Pplaaf à la politique ? L’activiste, qui n’a pas envie de rester dans ses « zones de confort », y pense et « l’assume ».
Toujours membre du mouvement créé en 2011, un soir de délestage, dans son appartement des Parcelles assainies, il a préféré abandonner sa position de porte-parole et ne s’exprime plus au nom de Y’en a marre. Pour le Sénégal et pour l’Afrique, il dit aujourd’hui rêver de changement. C’est d’ailleurs sa volonté de voir se renouveler les idées, le personnel et l’offre politique qui l’a poussé à se mettre en retrait de Y’en a marre. Une manière d’être cohérent avec ses propres idéaux : « On s’est attaqués au troisième mandat, aux gens qui s’éternisent à la tête des associations… Il est important que ce que nous avons créé nous survive. »
« Au Sénégal ou ailleurs, c’est toujours pareil : les mêmes personnes, les même ritournelles, les mêmes discours, les mêmes déceptions. » Sur la gouvernance de Macky Sall, porté au pouvoir en 2012 avec le soutien de Y’en a marre, Fadel Barro se montre très critique, à l’image des discours du mouvement lors de la réélection du chef de l’État en 2019. Drame de la migration clandestine, manque de transparence dans la gestion du pétrole et du gaz, coût de l’électricité… « Macky Sall a déçu », estime Fadel Barro.
Il refuse toutefois de croire à la possibilité de voir ce dernier se représenter en 2024 pour un troisième mandat : « Le Sénégal n’est ni la Guinée ni la Côte d’Ivoire. S’il décidait de sauter le pas, il ferait face à une réaction à la hauteur de cet affront, prévient-t-il. Mais ne nous laissons pas berner par ce faux débat. »
Proposer un récit alternatif
Panafricaniste convaincu, qui se définit volontiers comme un « Africain vivant au Sénégal » plutôt que comme un Sénégalais, Fadel Barro rêve de « dé-berliniser » les combats africains, en référence à la conférence de Berlin de 1885. « Le Sénégal ne peut pas être une démocratie forte et viable si le Mali est une dictature », affirme-t-il.
Bien conscient de la désaffection d’une grande partie de la jeunesse pour ses leaders, il compte sur les grandes figures panafricanistes pour réconcilier les Africains avec la politique : Mamadou Dia, Thomas Sankara, Cheikh Anta Diop ou Amilcar Cabral – dont il aime à porter l’emblématique bonnet noir et blanc.
Il faut être nous-mêmes les modèles que nous voulons voir advenir
« Le regard que nous portons sur le monde politique et les arguments qui fondent nos jugements sont figés sur ce que nous voyons faire par Macky Sall, Alpha Condé ou Alassane Ouattara. Leur façon de gouverner, voilà le problème. Mais il faut se dire que l’Afrique peut proposer un autre modèle, un récit alternatif. Il faut le faire advenir et le rendre dominant. »
Aujourd’hui, Fadel Barro s’interroge sur la pertinence des partis politiques, estimant que la tenue d’élections ne suffit pas à parler de démocratie. « Il faut chercher de nouveaux modèles et être nous-mêmes les modèles que nous voulons voir advenir, basés sur ce que nous avons et ce que nous sommes devenus depuis les indépendances. » Il n’en observe pas moins d’un œil sceptique les nouveaux mouvement qui font du rejet en bloc de l’Occident un fond de commerce. « On veut se défaire de ce face-à-face avec l’Occident, alors on va créer d’autres face-à-face avec la Chine ou la Turquie, des modèles qui ne sont pas non plus pensés avec nous. Voilà le vrai danger », prévient-il.
Volubile sur ce qui permet à un peuple de « faire nation », il évoque sa volonté de voir les élèves africains apprendre comme deuxième langue celle de l’ethnie voisine, plutôt que l’allemand ou le portugais, comme cela avait été son cas. Une manière d’apaiser des clivages qui auraient pu être dépassés « depuis les indépendances ». Et une idée, admet-il, qui pourrait ressembler aux prémisses d’un programme politique…