Politique

Conflit au Tigré : le TPLF, trente ans au cœur de la vie politique éthiopienne

Abiy Ahmed a lancé l’assaut sur Mekele, la capitale du Tigré, le 26 novembre. Une offensive présentée comme la « phase finale » de l’opération menée contre le TPLF, un parti au cœur de la politique éthiopienne depuis plus de trente ans.

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Mis à jour le 27 novembre 2020 à 15:08

Une affiche de la police éthiopienne représentant des membres du TPLF recherchés par les autorités éthiopiennes. A youngster stands in front of a sign that depicts members of the Tigray Peopleís Liberation Front (TPLF) as wanted by the Ethiopian Federal Police and accuse them of treason, in Bahir Dar, Ethiopia, on November 26, 2020. © EDUARDO SOTERAS / AFP

Les plateaux montagneux du Tigré, les chemins sinueux, accidentés et arides qui le composent, sont un terrain inconfortable et hostile pour mener une guerre, mais tactiquement intéressant pour qui sait le maîtriser. Debretsion Gebremichael et ses camarades du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) le connaissent pour y avoir fait leur premier pas de guérilleros.

C’est ici, dans cette province dissidente du nord de l’Éthiopie, qu’Abiy Ahmed mène, depuis le 4 novembre, une vaste « opération de maintien de l’ordre ». Le 26 novembre, après trois semaines de combats dans différentes localités entre les forces gouvernementales et celles du TPLF, le Premier ministre éthiopien a assuré être entré dans la « phase finale » de la guerre. Une étape destinée à reprendre le contrôle de la capitale provinciale, Mekele, et à en finir avec la « clique » du TPLF. Trente ans auparavant, ce dernier a renversé le régime de Haile Mariam Mengistu et pris le contrôle de la vie politique éthiopienne via une coalition dont le TPLF a longtemps été le socle.

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Il est toutefois difficile d’évaluer l’évolution réelle des combats dans cette région où les communications sont coupées depuis le début du mois. « Le TPLF a une véritable expertise de la guérilla et Abiy n’est pas le premier à penser en finir avec eux », avertit un analyste qui souhaite garder l’anonymat. Une prudence partagée par plusieurs observateurs, qui ont rappelé, dès les premiers jours du conflit, que cette région avait une longue tradition de lutte armée.

Marxisme et nationalisme

Le TPLF voit le jour au milieu des années 1970. Le régime du Derg a déjà remplacé l’empereur Hailé Sélassié, dont le règne était secoué depuis plusieurs années par des mouvements étudiants mus par une idéologie marxisante. À l’université Haile Selassié d’Addis-Abeba, plusieurs associations sont formées, parmi lesquelles figure la Tigrayan University Students’ Association (TUSA), dont l’un des courants servira de base à la création du Front de libération du peuple du Tigré en 1975.

Debretsion Gebremichael, le président du TPLF, lors de funérailles de chef d’état-major de l’armée éthiopienne, Sera Mekonnen, à Mekele le 26 juin 2019. © REUTERS/Tiksa Negeri/File Photo

Debretsion Gebremichael, le président du TPLF, lors de funérailles de chef d’état-major de l’armée éthiopienne, Sera Mekonnen, à Mekele le 26 juin 2019. © REUTERS/Tiksa Negeri/File Photo

Dès le départ, le jeune mouvement marxiste place au coeur de son idéologie un fort nationalisme. Il se nourrit du sentiment, très ancré dans la région, d’avoir été marginalisé par le pouvoir centralisateur qu’a longtemps exercé l’empire et sur la menace que fait peser l’autoritarisme de Mengistu sur l’autonomie du Tigré.

Alors que d’autres insurrections régionales avaient auparavant échoué – ce fut le cas de la rébellion Woyane, brutalement réprimée en 1943 par les troupes de Haile Selassie – , le jeune mouvement va progressivement se muer en une redoutable guérilla, bénéficiant d’un important soutien logistique du Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE).

Nous sommes à la fin des années 1970. Debretsion Gebremichael officie alors en tant qu’opérateur radio pour le mouvement. Avec d’autres camarades de lutte, il sera l’un des piliers de « Dimtsi Woyane », « La voix de la Révolution » en tigrinya.

Pendant la rébellion, cette radio relaiera les messages de propagande et des compte-rendu de combats. Elle demeure, aujourd’hui encore, l’une des principales caisses de résonance du TPLF. « Ils ont appris, pendant ces années, à faire les choses à partir de rien, à fabriquer leurs journaux en toute discrétion en se cachant dans les cavernes montagneuses de la région, à déplacer régulièrement leur matériel, souvent à dos d’âne, pour ne pas se faire repérer », raconte Nicole Stremlau, autrice de l’ouvrage Media, Conflict, and the State in Africa (2018, Cambrige University Press).

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À la fin des années 1980, le TPLF devient le socle de la coalition rebelle qui voit le jour en 1989, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), et qui, deux ans plus tard, renverse le régime de Mengistu.

L’ascension sous Meles Zenawi

Un portrait de Meled Zenawi, lors de ses funérailles nationales, le 30 août 2012 à Addis-Abeba. © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

Un portrait de Meled Zenawi, lors de ses funérailles nationales, le 30 août 2012 à Addis-Abeba. © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

La chute du Derg et l’arrivée au pouvoir de Meles Zenawi ouvre une nouvelle ère qui séduit les États-Unis de Bill Clinton, qui voient en lui l’un des « dirigeants de la renaissance africaine ». Au sein de l’administration, une nouvelle élite émerge et les membres du TPLF récupèrent des postes clés, notamment dans l’appareil sécuritaire. Debretsion Gebremichael devient, dans les années 1990, le bras droit du chef des renseignements.

Une nouvelle Constitution est adoptée en 1995, avec comme socle la notion de fédéralisme ethnique. Le territoire de chaque groupe ethnique du pays est désormais défini, sa langue y devient officielle, au détriment de l’amharique, la langue de l’empire et de l’administration. Le droit à la sécession est même inscrit dans la nouvelle Loi fondamentale.

Confiant, Meles joue le jeu des élections ouvertes en 2005. Le revers qu’il subit dans les urnes et la répression qui suit sert d’électrochoc. C’est dans ce contexte qu’Abiy commence son ascension. C’est aussi à cette époque que Debretsion Gebremichael, déjà proche de Zenawi, poursuit sa prometteuse carrière. Après avoir repris ses études – qu’il avait choisi d’interrompre pour rejoindre la rébellion dans les années 1970 – et obtenu un master d’ingénierie électrique, l’ancien opérateur radio multiplie les postes stratégiques.

Patron d’Ethio Telecom, ministre de la Communication puis vice-Premier ministre après la mort de Meles Zenawi en 2012, il supervisera aussi, en temps que président de l’Ethiopian Electric Power Corporation, la construction du Grand Barrage de la Renaissance, méga-projet aujourd’hui au coeur d’un bras de fer avec l’Égypte et le Soudan. Debretsion consolide aussi sa position au sein du TPLF, dont il finit par prendre la tête en novembre 2017.

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Mais la coalition au pouvoir a été fragilisée par le décès de Meles Zenawi. Son successeur, Haile Mariam Desalegn ne parvient pas à gérer les tensions grandissantes tandis que la colère monte parmi les Oromos et les Amharas, les deux ethnies majoritaires qui s’estiment marginalisées par un pouvoir dont ils dénoncent la nature répressive.

Tensions croissantes avec Abiy Ahmed

Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien. © Lee Jin-man/AP/SIPA

Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien. © Lee Jin-man/AP/SIPA

Desalegn finit par démissionner en février 2018. Abiy Ahmed n’est élu qu’un mois et demi plus tard à la tête de l’EPRDF, ce qui crispe l’élite tigréenne, pourtant consciente qu’un changement était nécessaire. « Vous êtes immature, vous n’êtes pas le bon candidat », lui confiera Debretsion Gebremichael avant son arrivée au pouvoir, selon ses déclarations au Financial Times en 2019.

Abiy, devenu le premier Oromo à occuper le poste de Premier ministre, confirmera très vite les craintes de la vieille garde tigréenne. Les arrestations de plusieurs de ses hauts cadres envenime les choses. Le TPLF se dit délibérément ciblé par Abiy, qu’il accuse de vouloir les marginaliser. Abiy reproche, de son côté, à l’élite tigréenne de faire obstacle aux réformes.

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Le rapprochement éclair avec l’Érythrée, ancien frère d’arme devenu ennemi intime du TPLF, le retour de mouvements d’opposition en exil ou encore la création, en décembre 2019, du Parti de la prospérité, venu mettre un terme à l’EPRDF, aggrave la situation. Le TPLF refuse d’ailleurs de rejoindre ce nouveau parti, voyant dans l’unitarisme prôné par Abiy une nouvelle menace au régionalisme qu’il défend depuis ses premières heures. C’est là le cœur de ce conflit avant tout politique et idéologique. Pour la première fois depuis 1991, le parti tigréen passe donc dans l’opposition.

Le report sine die des élections prévues en 2020 et le maintien du scrutin dans le Tigré, début septembre, acte définitivement la rupture, qui se transforme en conflit ouvert après l’attaque d’une base militaire gouvernementale dans le Tigré le 3 novembre.

Trois semaines plus tard, Abiy promet donc un assaut « sans merci » contre la capitale régionale espérant triompher définitivement de ses ennemis du TPLF. Ce dont doutent nombre d’observateurs, qui craignent un enlisement du conflit dans cette région montagneuse et complexe où le TPLF, autrefois petite rébellion rurale, a fait ses premières armes.