Six minutes et dix-neuf secondes. C’est le temps que dure « Ingratitude », la dernière chanson d’Elisabeth Tshala Muana Muidikayi – surnommée Mamu nationale –, qui lui a valu de passer une nuit dans les geôles de la très redoutée Agence nationale de renseignement, d’où elle est ressortie libre ce mardi 17 novembre à la mi-journée.
Depuis dimanche, jour de sa sortie, « Ingratitude » tourne en boucle dans tout ce que Kinshasa compte de bars et maquis, voire dans certaines manifestations politiques. La vidéo du titre est aussi partagée massivement sur les réseaux sociaux. En lingala et en français, la chanteuse conte l’histoire de deux protagonistes dont le premier, « l’ingrat », trahit l’autre, son « bienfaiteur ».
Aucun nom n’est cité, mais il n’a pas fallu longtemps pour que beaucoup fassent le lien avec les tensions politiques entre Félix Tshisekedi et son prédécesseur, Joseph Kabila. D’autant que Tshala Muana est loin d’être une inconnue dans le monde politique congolais. Autrefois proche de feu Laurent-Désiré Kabila, elle a également été la présidente de la ligue des femmes du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD, de Joseph Kabila).
« Tu n’as pas gagné »
« Ingrat, ingrat, ingratitude / tu es de mauvaise foi / tu n’iras pas loin », chante Tshala Muana dès les première notes de ce morceau de rumba au rythme enlevé. « Je t’ai fait élever devant les hommes / tu es devenu un grand homme / et aujourd’hui, je suis devenu mauvais / et tu commences à chercher ma mort », continue la chanson. « Fais attention, tu es en train de dériver / tu n’as pas réussi aux examens / tu n’as pas gagné la compétition / le maître t’a élevé et tu es monté de grade / mais après tout, tu le rejettes. »
Dans le camp de Félix Tshisekedi, les paroles n’ont pas manqué d’agacer. Très vite, les partisans du président en sont persuadés, « Ingratitude » est un message du PPRD à destination de leur champion. Certains insistent aussi sur le fait que la chanteuse a composé, en 2006, 2011 et 2018, les titres de campagne du candidat Joseph Kabila. Membre du PPRD de longue date, elle y est influente.
Au-delà de ses engagements politiques, Tshala Muana est aussi l’une des icônes de la musique congolaise. Elle est notamment la principale ambassadrice du Mutuashi, un style né dans les années 1960 dérivé des musiques traditionnelles des Balubas, au Kasaï. En 1981, elle lui donnera, avec son titre « Tchebele », ses lettres de noblesses et une aura internationale.
Mais cette reconnaissance n’aura pas empêché l’artiste de 62 ans de se retrouver au cœur de la tempête politico-judiciaire. Lundi, la Commission nationale de censure des chansons et des spectacles – un organisme né en 1967, dont les statuts ont été révisés en 1996, et qui a pour mission de veiller aux « bonnes mœurs » et à la « sauvegarde de l’ordre public » – a écrit aux directeurs des chaînes de télévision et de radio pour interdire la diffusion d’« Ingratitude ». Une chanson « non autorisée », stipule ce courrier, qui prévient que la diffusion de ce morceau par l’artiste « est passible d’une peine de servitude pénale d’un à six mois ou d’une amende transactionnelle ».
Dans les geôles de l’ANR
Dans le même temps, la chanteuse a été arrêtée, et retenue dans les locaux de l’ANR, où elle a été maintenue en détention jusqu’à ce mardi.
L’annonce de son interpellation a provoqué un tollé à Kinshasa. Le Bureau conjoint des Nations unies pour les droits de l’homme (BCNUDH) a dit « s’inquiéter de cette dérive, qui est contraire à la volonté de promouvoir et protéger les droits de l’homme, notamment la liberté d’expression des acteurs culturels ».
Le BCNUDH a par ailleurs souligné que cette arrestation intervenait après « la censure et les menaces » dont a été victime Jean-Jacques Kibinda Pembele – alias Le Karmapa –, auteur de la chanson « Mama Yemo », lui aussi arrêté il y a quelques semaines pour avoir décrit des failles dans la prise en charge des patients soignés à l’hôpital général de Kinshasa.
Le mouvement citoyen Lutte pour le changement (Lucha) a exigé sa remise en liberté « immédiate ». « Sur la base de quelle disposition légale peut-on l’arrêter, la poursuivre, puisqu’elle n’a cité personne, n’a insulté personne, n’a violé aucune loi », s’est interrogé la Lucha sur Twitter.
« Le Mutuashi, patrimoine immatériel de la culture congolaise, doit sa notoriété internationale à la diva kasaïenne. On n’arrête pas un monument ! En fait, Tshala Muana paie son engagement politique, juge pour sa part Adam Chalwe, cadre du PPRD. Les conseillers du prince n’ont pas pris en compte son apport en tant qu’actrice majeure de la scène artistique et culturelle congolaise. »
Prudente amende honorable
Contacté par Jeune Afrique, l’un des conseillers de Félix Tshisekedi n’en démord pas. Les paroles d’« Ingratitude » sont « provocatrices ». « Le chef n’a pas ordonné l’interpellation de cette dame à cause de ses opinions, assure-t-il cependant. L’ANR est intervenue à cause de la requête de la Commission nationale de censure. Tshala Muana n’a pas respecté la procédure en la matière. » Et le conseiller du président d’affirmer qu’« il y a des mots qui constituent une menace pour la stabilité et la paix »…
Rencontrée par Jeune Afrique dans les minutes qui ont suivi sa remise en liberté ce mardi, la chanteuse assure que son texte n’a aucun rapport avec la politique. « La chanson, c’était pour raconter ma vie privée, mes déceptions, et les trahisons, explique Tashala Muana. L’ANR me reproche d’avoir collé les images du chef de l’État dans ce clip [une vidéo du morceau avec des images de l’investiture de Félix Tshisekedi a largement circulé sur les réseaux sociaux, NDLR]. Mais cette chanson, c’est un technicien qui l’a fait fuiter. Alors que j’étais encore au studio. Je n’en étais pas à l’étape de la présenter à la Commission de censure. »
Et celle que les Congolais surnomment affectueusement Mamu nationale (« mère de la nation ») de préciser : « C’est une œuvre qui ne doit pas être utilisée à des fins politiques. » Devant une poignée de journalistes, elle n’a pas manqué d’insister : « J’ai du respect pour le président de la République. Je demande pardon [à Félix] Tshisekedi s’il s’est senti lésé. » En politique aussi, la prudence est une vertu.