Politique

Sénégal : comment Macky Sall a mis l’opposition échec et mat

Alors qu’il fêtera bientôt le neuvième anniversaire de son accession au pouvoir, Macky Sall a fait « transhumer », les unes derrière les autres, les principales figures de l’opposition. Mais pourrait-il être menacé demain par son propre camp ?

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Par - à Dakar
Mis à jour le 3 décembre 2020 à 11:44

Le président sénégalais Macky Sall, en février 2020, lors de l’inauguration d’un parc éolien à Thiès. © Alaattin Dogru / Anadolu Agency/AFP

« On peut toujours cannibaliser les responsables de l’opposition, mais l’on ne saurait cannibaliser l’opinion. Dans un pays où 70 % de la population a moins de 35 ans, la stratégie de Macky Sall est illusoire car d’autres leaders politiques émergeront face à lui. » Cette analyse cinglante du récent remaniement n’émane pas d’un des rares rescapés d’une opposition sénégalaise aujourd’hui réduite comme peau de chagrin. Son auteur fait partie des compagnons de route qui ont rejoint Macky Sall à l’époque où l’ancien Premier ministre d’Abdoulaye Wade s’est lancé à la conquête du pouvoir, en fondant l’Alliance pour la République (APR). Et notre source, amère, de poursuivre : « Dans une démocratie saine, il y a une majorité et une opposition. Veut-on en revenir à l’époque du parti unique ? »

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Dans les rangs « apéristes », même si on ne l’exprime qu’à mots couverts, la surprise le dispute à l’incompréhension. Le 28 octobre, Macky Sall a mis fin par décret aux fonctions des membres de son gouvernement et de la présidente du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Quatre jours de spéculations plus tard, il abattait ses cartes : tandis que plusieurs (ex-)opposants se taillent la part du lion dans le nouveau dispositif, la garde rapprochée du chef de l’État est quant à elle priée de faire ses valises.

Exit les fidèles de la première heure que sont Mahammed Boun Abdallah Dionne (secrétaire général de la présidence et ancien Premier ministre), Amadou Ba (Affaires étrangères), Aly Ngouille Ndiaye (Intérieur), Mouhamadou Makhtar Cissé (Pétrole et Énergie), Oumar Youm (Infrastructures, Transports terrestres et Désenclavement) ou Aminata Touré (CESE).

En sens inverse, trois poids lourds de l’opposition font leur entrée dans la mouvance présidentielle. Longtemps considérée comme une dissidente au sein du Parti socialiste (PS), car hostile à l’allégeance de sa formation – qui finira par l’exclure en décembre 2017 – à la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY), l’avocate Aïssata Tall Sall avait certes rejoint le camp au pouvoir à la veille de la dernière présidentielle. Mais elle hérite aujourd’hui du prestigieux ministère des Affaires étrangères, ce qui est vu par certains comme une prime de ralliement cher payée. Oumar Sarr, qui fut pendant sept ans le numéro deux du Parti démocratique sénégalais (PDS), toujours dirigé par Abdoulaye Wade, n’avait pas ménagé ses critiques contre le régime. En rupture de ban avec son ancien parti, il siégera désormais à la table du conseil des ministres en tant que ministre des Mines et de la Géologie.

Quant à Idrissa Seck, l’éternel frère ennemi de Macky Sall depuis leur compagnonnage au sein du PDS, qu’il semble loin le temps où il défiait le chef de l’État à la présidentielle de 2019 à la tête d’une coalition de l’opposition ! Le voici président du CESE en lieu et place d’Aminata Touré, autrement dit quatrième personnage de l’État dans l’ordre protocolaire. En prime, deux cadres de Rewmi, son parti, intègrent eux aussi le gouvernement.

Main tendue

Macky Sall, le président sénégalais, reçoit Idrissa Seck, le 4 novembre 2020. © Lionel Mandeix/Présidence du Sénégal

Macky Sall, le président sénégalais, reçoit Idrissa Seck, le 4 novembre 2020. © Lionel Mandeix/Présidence du Sénégal

« La stratégie de Macky Sall consiste à écarter les ambitieux au sein de sa propre famille et de rallier à lui les ambitieux qui gravitent en dehors », analyse le politologue Cheikh Oumar Diallo, longtemps conseiller d’Abdoulaye Wade, qui a côtoyé aussi bien Macky Sall qu’Idrissa Seck.

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Il est vrai que, pour le chef de l’État, sa réélection en 2019 a entraîné un changement de paradigme dans une stratégie jusque-là éprouvée : d’un côté, consolider sa coalition, mise sur pieds en 2012, qui lui garantissait depuis lors une majorité à chaque scrutin ; de l’autre, amenuiser sans relâche l’opposition en tendant la main à ses cadres. Mais désormais, c’est dans son propre camp que Macky Sall sent poindre la menace.

Car en dehors d’une poignée d’apparatchiks qui militent maladroitement pour un troisième mandat de leur « patron », certains poids lourds de sa majorité redoublent d’ambition pour lui succéder en 2024. Un scénario que le chef de l’État, bien décidé à interpréter le premier rôle jusqu’au terme de son mandat, entend canaliser, quitte à couper des têtes parmi son premier cercle.

C’est pourquoi, depuis son second sacre, Macky Sall n’a d’yeux que pour ses détracteurs. Boubacar Camara est de ceux-là. En 2019, il fait partie des 27 candidats dont le dossier est invalidé par le Conseil constitutionnel. Il décide alors de soutenir Ousmane Sonko (Pastef/Les Patriotes), ancien inspecteur des impôts et opposant virulent à Macky Sall. « J’ai rencontré le chef de l’État le 11 octobre, confirme-t-il à Jeune Afrique. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je suis approché par le camp présidentiel. »

Peu après cette rencontre, Boubacar Camara annonce à Ousmane Sonko que son parti Tabax quitte la coalition Jotna, dans laquelle leurs deux mouvements s’étaient associés. Mais il est catégorique : « Macky Sall sait que je ne partage pas son programme et que je compte rester dans l’opposition. Il ne m’a donc fait aucune proposition concrète. »

Un Kasparov en politique

Macky Sall au Palais de la République, à Dakar, le 11 mai 2020. © DR / Lionel Mandeix/Présidence Sénégal

Macky Sall au Palais de la République, à Dakar, le 11 mai 2020. © DR / Lionel Mandeix/Présidence Sénégal

Macky déplace ainsi ses pièces sur l’échiquier politique depuis 2012… en s’efforçant d’avoir toujours un coup d’avance

Comme nombre d’observateurs, Boubacar Camara devine que le président a le regard rivé sur les deux ultimes échéances électorales de son second mandat : les élections locales, sans cesse repoussées depuis 2019 et qui pourraient se tenir courant 2021, et surtout les législatives de 2022 qui, en cas de défaite de son camp, feraient de lui un figurant pendant deux longues années, dans le cadre d’une cohabitation encore inédite au Sénégal.

« Sa stratégie consiste à rallier le maximum de partis d’opposition dans l’optique de cette double échéance. Une victoire lui permettrait de se maintenir au pouvoir même après son départ, puisque le président de la République ne peut plus dissoudre l’Assemblée. La majorité parlementaire élue en 2022 sera donc là pour cinq ans », poursuit Boubacar Camara.

Tel un grand maître des échecs, Macky Sall connaît ses classiques : les ouvertures, lorsqu’il joue avec les blancs ; les multiples systèmes de défense, quand c’est son adversaire qui entame la partie ; et, bien sûr, les variantes du gambit, qui consiste à sacrifier un pion en début de partie pour remporter un avantage ultérieur. Tel Garry Kasparov, qui domina la discipline pendant quinze années, Macky déplace ainsi ses pièces sur l’échiquier politique depuis 2012… en s’efforçant d’avoir toujours un coup d’avance sur ceux qui pourraient contrarier ses plans.

En avril 2015, en tournée dans le centre du pays, il dévoilait à la presse nationale un pan entier de sa stratégie à la faveur d’une longue conférence de presse. « La logique politique voudrait que nous gardions notre majorité et que nous l’élargissions. Si on va aux élections, on gagne au premier tour : c’est ça la logique », assénait le chef de l’État, qui récusait le terme usuel au Sénégal pour qualifier le ralliement au pouvoir de leaders de l’opposition. « La transhumance est un terme péjoratif qui ne devrait jamais être utilisé en politique », indiquait-il, lui préférant celui de « liberté ». « Nous avons tous la liberté d’aller et de venir, pourquoi voulez-vous enfermer des acteurs politiques – hommes ou femmes – dans un cadre quand celui-ci n’est plus un cadre d’épanouissement ? », interrogeait-il, faussement candide.

Pour conclure son propos, Macky Sall résumait la raison d’être de son parti, l’APR, et de la coalition présidentielle BBY par une devise qui, cinq ans et demi plus tard, résonne comme une prédiction devenue réalité : « Leur rôle, c’est de tout faire pour réduire l’opposition à sa plus simple expression. »

Grand ménage

Macky Sall, lors de son investiture comme candidat à la présidentielle de 2019 par la coalition Benno Bokk Yakaar, le 1er décembre 2018 au Dakar Arena. © Lionel Mandeix

Macky Sall, lors de son investiture comme candidat à la présidentielle de 2019 par la coalition Benno Bokk Yakaar, le 1er décembre 2018 au Dakar Arena. © Lionel Mandeix

À l’époque de ce discours, sa principale préoccupation est de s’assurer l’allégeance durable de ses alliés de la première heure. Car au PS comme à l’Alliance des forces de progrès (AFP), des dissidents s’efforcent de reprendre la main sur les « tauliers » que sont un Ousmane Tanor Dieng et un Moustapha Niasse, accusés d’avoir sacrifié l’intérêt de leur parti par opportunisme. « Comment Tanor peut-il maintenir le même train de vie alors que le PS traverse des difficultés financières ? », glisse alors à JA un cadre socialiste. Au Sénégal, l’interrogation est récurrente : de quels subsides occultes bénéficient depuis 2012 les partis ralliés à BBY ? « Nos mœurs politiques sont ainsi faites : les partis ont besoin de ressources financières pour maintenir leur base », résume aujourd’hui notre cadre déçu de l’APR.

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Moustapha Niasse, qui occupe le perchoir de l’Assemblée nationale depuis 2012, fait alors un geste supplémentaire pour démontrer sa loyauté à Macky Sall. Il décrète qu’aucun candidat du parti ne sera toléré lors de la prochaine présidentielle. Malick Gakou, le numéro deux de l’AFP, ne voit pas les choses ainsi, de même que certains membres des mouvements de jeunesse. En mars 2015, ces frondeurs sont tous exclus sans ménagement, et Gakou s’en va créer son propre parti, qui rejoindra l’opposition.

Au PS, le grand ménage prendra trois années de plus mais le résultat sera le même : en décembre 2017, Khalifa Sall (maire de la capitale demeuré en marge de BBY), Aïssata Tall Sall, Barthélémy Dias (maire d’une commune de Dakar) et une soixantaine d’autres militants considérés comme dissidents seront exclus du parti dirigé par Ousmane Tanor Dieng, entre-temps nommé à la tête d’une institution fraîchement créée – spécialement pour lui, insinuent certains : le Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT). Parmi les mouvements composant Benno Bokk Yakaar, plus aucune tête ne dépasse. Macky Sall peut donc se consacrer sereinement au démantèlement de l’opposition.

Ralliements en série

À ce jeu-là, il s’appuiera sur un allié inattendu, pourtant devenu un adversaire irréductible : son ancien mentor en politique, Abdoulaye Wade, qui l’avait mis au ban sans ménagement en 2008.

Au lieu de goûter une retraite bien méritée, Wade père s’est en effet refusé à quitter l’arène politique, ressortant son costume d’éternel opposant. Depuis 2012, il rechigne à laisser une nouvelle génération lui succéder à la tête du PDS, ce qui a déjà causé le départ de deux de ses lieutenants, Pape Diop et Abdoulaye Baldé, partis fonder dès 2012 leur propre parti. Mais depuis la condamnation de Karim Wade pour enrichissement illicite, en mars 2015, « Gorgui » n’a plus qu’une obsession : ériger son fils au rang de « prisonnier politique » et l’imposer comme candidat du PDS à la prochaine présidentielle – sans ignorer que sa condamnation à six  années de prison rendra le scénario improbable.

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Au PDS, ainsi placé dans l’impasse par la détention puis par l’interminable exil au Qatar de l’intéressé, le diktat du « Karim ou rien ! » provoquera une réaction en chaîne qui laisse aujourd’hui le parti exsangue. L’un après l’autre, les principaux cadres de l’ère Wade finissent par quitter le navire avant d’accepter la main tendue par Macky, leur ancien « frère » libéral. Souleymane Ndéné Ndiaye (ancien Premier ministre), Modou Diagne Fada (ancien président du groupe parlementaire), Aïda Ndiongue (ancienne sénatrice), Oumar Sarr (ancien numéro deux du parti)… Tous atterrissent successivement dans la mouvance présidentielle.

De leur côté, les trublions issus du PS sont soit recyclés au sein de BBY (comme Aïssata Tall Sall ou Malick Noël Seck), soit neutralisés (comme Khalifa Sall, condamné dans une affaire financière, gracié après deux années et demie de prison, mais déchu de son mandat de maire et de député). Malick Gakou, lui, est fortement pressenti pour devenir prochainement ministre d’État sans portefeuille. Quant à Idrissa Seck, le plus silencieux des opposants avant comme après la présidentielle de 2019, il a fini par réintégrer le giron présidentiel (qu’il avait quitté en 2013) au nom du « développement du Sénégal », prétextant la crise découlant de la pandémie de Covid-19. Les jeux sont ouverts quant à savoir s’il en sortira gagnant ou y perdra son caftan.

Dix Petits nègres

Dans cette interminable partie d’échecs, la stratégie de Macky Sall reste indéchiffrable. Certaines pièces de son adversaire ont été capturées, d’autres neutralisées, d’autres encore isolées – comme Ousmane Sonko, qui se retrouve bien seul dans une opposition où le PDS d’Abdoulaye Wade est devenu inaudible. Plus que jamais, le paysage offert par l’opposition sénégalaise ressemble aux Dix Petits nègres d’Agatha Christie, dans une version heureusement moins morbide. L’un après l’autre, les détracteurs de Macky-Kasparov s’en vont rejoindre le camp au pouvoir, Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un… puis plus aucun ?

Mais aux échecs, comme dans toute compétition, un retournement inattendu n’est jamais exclu. « Macky Sall a tort de se séparer prématurément de ses véritables alliés. Par un jeu de balancier, il risque de les retrouver un jour face à lui », avertit l’un de ses proches, peu convaincu par son récent remaniement. Depuis plusieurs mois déjà, son ancien Premier ministre Abdoul Mbaye et son ancien ministre de l’Énergie Thierno Alassane Sall multiplient contre lui des critiques acerbes.

Sèchement limogée du CESE, Aminata Touré, qui n’a pas prononcé le nom du chef de l’État lors de son discours de départ de l’institution, annonce quant à elle qu’elle « ne compte pas abandonner la politique », ce qui pourrait bien être le cas d’autres ministres limogés en octobre.

Alors, après avoir « réduit l’opposition à sa plus simple expression », Macky Sall doit-il se préparer désormais à croiser le fer avec ceux qui furent ses plus fidèles alliés ?