Économie

Richard Bielle (CFAO) : « Le développement de la classe moyenne africaine est indéniable »

Ambitions automobiles panafricaines, expansion dans la santé en Afrique du Sud et en Algérie, recentrage sur l’Afrique de l’Ouest pour le retail… Malgré la crise, le patron de CFAO croit toujours à l’essor des classes moyennes sur le continent.

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Mis à jour le 4 décembre 2020 à 09:43

Richard Bielle, PDG de CFAO © Irène de Rosen

Mi-novembre, CFAO a inauguré son douzième supermarché sur le continent, un Carrefour Market de 2000 m2 situé dans le centre commercial Douala Grand Mall au sein de la capitale économique du Cameroun.

Manière de montrer que, malgré la crise provoquée par la pandémie de coronavirus, le groupe dirigé depuis 2009 par Richard Bielle et filiale à 100 % du conglomérat japonais Toyota Tsusho Corportation (TTC) depuis 2016, garde le cap.

Leader sur le continent dans la distribution automobile et pharmaceutique, CFAO (5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, 22 000 collaborateurs) entend se développer dans deux autres domaines : d’une part la grande distribution et la production de biens de consommation ; d’autre part les infrastructures, en particulier technologiques et énergétiques.

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Ce pari, ambitieux en temps normal, se complique en période de crise, d’autant que le secteur automobile, qui représente plus de la moitié du chiffre d’affaires du groupe, a subi un coup d’arrêt. Il suppose aussi de voir CFAO – Compagnie française de l’Afrique occidentale à l’origine, officiellement devenu Corporation For Africa & Overseas en septembre – ajouter à son métier historique de distributeur-grossiste celui de producteur.

Entré chez CFAO en 1999, à l’époque où l’entreprise était détenue par PPR (groupe Kering), Richard Bielle met en avant la solidité financière de son actionnaire. Selon lui, la stratégie mise en œuvre permettra à la fois d’affirmer l’identité panafricaine du groupe (déjà présent dans 38 pays du continent) et d’investir dans des secteurs d’avenir.

Balayant les critiques portant sur la lenteur des avancées dans le domaine de la santé et sur les tâtonnements dans la grande distribution (retail), le patron de CFAO continue de croire en l’émergence d’une classe moyenne africaine.

Jeune Afrique : Quel a été l’impact de la pandémie de Covid-19 sur les activités de CFAO ?

Richard Bielle : Nous avons vécu un premier trimestre [avril, mai et juin pour le groupe qui fonctionne sur l’exercice japonais du 1er avril au 31 mars] compliqué avec un groupe divisé en deux : nos activités dans le secteur automobile et des biens d’équipement quasiment à l’arrêt et, à l’inverse, celles liées aux besoins de base dans la santé et les biens de consommation plus sollicitées qu’habituellement.

Avec 170 ans d’existence, CFAO est habitué à traverser des périodes difficiles

Mais, dès le deuxième trimestre, nous avons observé un rebond de l’automobile et, grâce à une réduction globale des frais de l’ordre de 20 %, nous devrions présenter de meilleurs résultats sur cette période en 2020 que l’an passé.

Au final, en prenant en compte l’acquisition d’Unitrans réalisée en novembre 2019, notre chiffre d’affaires va augmenter de 6 % entre 2019 et 2020. À périmètre comparable, nous sommes à 88 % de notre performance de 2019. Nous nous en tirons donc plutôt bien dans un contexte de déphasage vis-à-vis de l’épidémie entre l’Europe et l’Afrique.

Avec la reprise d’Unitrans – racheté à Steinhoff à la fin de 2019 -, votre groupe s’est renforcé sur le marché sud-africain et dans le secteur automobile, tous deux durement affectés par la crise du coronavirus. Regrettez-vous cette opération ?

Il est certain que le timing n’était pas idéal. Lorsque nous avons effectivement repris les activités d’Unitrans, en avril, tous les concessionnaires étaient fermés. Cela dit, il était impossible de prévoir une telle crise et CFAO, qui a 170 ans d’existence, est habitué à traverser des périodes difficiles.

Aujourd’hui, l’opération nous donne pleine satisfaction. D’abord, l’intégration a été rapide et positive. À preuve, à la demande des équipes locales, nous avons déjà changé le nom d’Unitrans pour celui de CFAO Motors SA. Ensuite, cette acquisition comble une lacune historique : notre absence dans un pays qui représente la moitié du marché automobile du continent.

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Elle confirme en outre notre vocation de distributeur multimarque, car elle nous permet de consolider nos partenariat avec Suzuki et Volkswagen, que nous vendons déjà dans d’autres pays, et d’en lancer de nouveaux, comme avec Ford et BMW.

En prenant pied en Afrique du Sud, vous pénétrez aussi un marché B to C quand votre cœur d’activité, ailleurs en Afrique subsaharienne, est le B to B. Faut-il y voir une mue stratégique ?

Nous savons travailler sur les deux types de marchés : si nous faisons principalement du B to B en zone subsaharienne hors Afrique du Sud, nous vendons majoritairement aux particuliers ailleurs, en Afrique du Sud justement et dans les DOM-TOM. L’enjeu en Afrique subsaharienne, où les particuliers achètent massivement des voitures d’occasion, est d’y développer un véritable marché B to C.

L’automobile assure et va continuer d’assurer plus de la moitié de notre chiffre d’affaires

Cela signifie-t-il que vous allez investir davantage dans le marché de l’occasion ?

Il y a deux moyens de faire émerger ce marché B to C au sud du Sahara. Le premier consiste à parier sur le secteur de l’occasion, largement informel, où un groupe comme CFAO peut difficilement se démarquer de la concurrence. Le second consiste à proposer une offre de voitures neuves de qualité mais à un prix abordable, associée à une solution de financement. Nous sommes clairement engagés dans cette seconde voie.

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Depuis peu, nous proposons un nouveau modèle Toyota, le Starlet, produit en Inde et vendu autour de 10 000 euros, soit un prix proche des voitures d’occasion importées de Belgique ou d’Asie du Sud-Est. Dans le détail, le lancement a débuté à Maurice en septembre, puis au Kenya le mois suivant et au Sénégal en novembre, avant un déploiement complet prévu pour la fin du premier trimestre 2021.

Cette offre est combinée à une solution de financement en partenariat avec les banques locales. Ce qui ne nous empêche pas de lancer une offre de véhicules d’occasion certifiés, sous le label Automark, dans seize pays.

Quelles leçons tirez-vous de la crise liée à la pandémie ?

Elle a confirmé notre ADN de groupe diversifié et conforté notre stratégie panafricaine. Être présent dans un grand nombre de pays – francophones, anglophones, lusophones – et avoir des activités variées  – certaines cycliques, d’autres non – sont la garantie d’une bonne gestion du risque.

Dans le domaine de la santé, la réserve de croissance la plus importante se situe en Afrique anglophone

Nous sommes leaders dans l’automobile et la santé, mais challengers dans la grande distribution et les biens de consommation. Cela dessine des axes de développement à l’échelle des pays.

Par exemple, au Maroc, où nous sommes leaders sur le créneau de la santé, nous voulons développer notre activité automobile. En Afrique du Sud, où nous sommes forts dans ce dernier secteur, nous souhaitons entrer dans l’industrie pharmaceutique.

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Préparez-vous une nouvelle opération ?

Nous ne sommes qu’au stade de la réflexion et de la recherche d’opportunités.

Quels sont les autres pays cibles dans ce secteur, encore plus stratégique depuis la pandémie de coronavirus ?

Nous voulons consolider nos parts de marchés en zone francophone, notamment en Algérie, où nous sommes en passe de signer de nouveaux contrats avec des laboratoires. Nous n’avons que six partenaires industriels dans ce pays quand nous pourrions en avoir une dizaine de plus. Au Maroc, pour rappel, nous comptons une trentaine de partenaires d’importation et de production.

La réserve de croissance la plus importante se situe toutefois en Afrique anglophone, où la loi autorise les fournisseurs des laboratoires à acheminer les médicaments jusqu’au consommateur final. Notre ambition est double : produire sur place quand cela est possible, sinon importer puis assurer la distribution aux patients. Au Nigeria, au Ghana, en Afrique du Sud comme en Afrique de l’Est, le potentiel est considérable.

Votre actionnaire TTC est-il prêt à financer cette conquête, dans un contexte concurrentiel où évoluent les français Cerp et Ubipharm ainsi que le sud-africain Imperial ?

La pharmacie est plus que jamais au centre de la stratégie de CFAO. Ces dernières années, notre métier de base – sécuriser l’approvisionnement en médicaments de qualité – s’est beaucoup enrichi grâce, notamment, à la production de médicaments au Maroc et en Algérie.

L’entrée prochaine dans un quatrième pays en qualité de distributeur n’est pas exclue

Ces évolutions, entamées avant la crise due au Covid-19, vont s’accélérer. Cette activité est même un potentiel métier d’avenir pour TTC, qui regarde avec beaucoup d’intérêt le modèle développé sur le continent dans l’optique de le reproduire un jour dans d’autres régions du monde.

Vous comptez aussi sur la grande distribution pour asseoir la croissance future du groupe. Or votre stratégie, lancée sur huit pays, se concentre désormais sur trois d’entre eux : la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Cameroun. Ce réajustement a tout d’une reculade…

Notre plan d’action actuel est certes différent du projet initial, mais il est assurément plus réaliste, et nous en sommes satisfaits. Nous voulons réussir dans trois pays clés en Afrique de l’Ouest, avec, à la fin de l’année; un total de douze magasins, avant de dupliquer le concept ailleurs. Notre entrée prochaine dans un quatrième pays n’est d’ailleurs pas exclue.

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Les difficultés économiques liées à la pandémie fragilisent un pouvoir d’achat africain qui, en moyenne, demeure modeste. Est-ce toujours un bon calcul de parier sur la classe moyenne ?

Sur le continent, la classe moyenne se développe indéniablement. Cependant, son pouvoir d’achat n’augmente pas aussi vite que prévu, ce qui explique que nous ayons revu notre plan. Nous ne raisonnons pas sur deux ou trois ans, mais sur le long terme.

Notre stratégie est claire : développer le réseau Carrefour via deux principaux formats, les supermarchés classiques et l’enseigne low-cost Supeco, ce qui permet d’avoir une offre de qualité, de surcroît adaptée aux besoins locaux.

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CFAO est aussi producteur de produits de marque L’Oréal, Bic, Capri-Sun, ou encore de bière via un partenariat avec Heineken en Côte d’Ivoire et au Congo. Quel est le bilan de cette activité ?

Il est positif mais pas encore à la hauteur des attentes. En Côte d’Ivoire, où nous avons lancé une usine multifonction pouvant produire des biens de différentes marques, nous visons une dizaine de marques.

Aujourd’hui, l’argent est très bon marché pour tout le monde sauf pour l’Afrique

Toujours dans ce pays, même si la concurrence est très forte avec Solibra, nous pensons qu’il y a de la place pour deux acteurs sur le marché de la bière et nous sommes confiants dans le potentiel de Brassivoire.

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On parle beaucoup de la résilience du continent. Partagez-vous cette analyse ?

Tout à fait. Ce constat m’incite à l’optimisme et me fait dire qu’il y aura probablement un regain d’intérêt pour le continent de la part des investisseurs. Comme il y a dix ans, après la crise financière mondiale.

Les destins nationaux sont pourtant très divers. Comment voyez-vous l’essor continental ?

Le développement se fera par une succession de success stories qui inspireront les voisins. Il y a le Kenya, la Côte d’Ivoire et le Sénégal aujourd’hui. Il y en aura d’autres demain, qui, par capillarité, contribueront à construire le continent.

Cela impose aux pays dépendants du pétrole et des matières premières – Algérie, Nigeria, Angola et RDC notamment – d’imiter les autres en construisant des économies plus stables et diversifiées.

C’est possible à condition de résoudre la question de la dette. Or, aujourd’hui l’argent est très bon marché pour tout le monde sauf pour l’Afrique. Il faut mettre les compteurs à zéro et lancer un plan Marshall africain, un nouveau plan de financement intégrant davantage les acteurs privés.