Société

La mer Rouge, route migratoire désormais plus fréquentée que la Méditerranée

Des milliers d’Éthiopiens traversent chaque mois la mer Rouge pour le Moyen-Orient, notamment l’Arabie saoudite. Récit d’un parcours plein de dangers, qui impose de passer par un pays en guerre, le Yémen.

Réservé aux abonnés
Mis à jour le 6 novembre 2020 à 10:54

Distribution de nourriture et d’eau à des migrants africains dans un stade de football d’Aden, au Yémen, en avril 2019. © AFP

Kiros avait 40 ans quand il a vendu sa ferme et son bœuf pour prendre la route vers l’Arabie saoudite. Il est parti à pied. Un voyage qui, depuis la région du Tigray, en Éthiopie, prend environ trois ou quatre mois. Il a traversé la mer Rouge, puis il s’est évanoui dans le désert yéménite, pris sous une pluie de balles qui l’a séparé de ses compagnons de voyage.

« Il a probablement été tué par les tirs des gardes de sécurité, ou il est mort de faim ou de fatigue », suppose son fils, Gebreslassie Kiros Hailu. Kiros a disparu en 1995, mais il a fallu attendre 2018 pour que la famille se résigne à organiser une cérémonie de deuil en mémoire du disparu.

À Lire Migrations : le Qatar promet à l’Union africaine une aide de 20 millions de dollars

Ce genre de cérémonies, aujourd’hui, est devenue monnaie courante en Éthiopie. Car si à l’époque où est parti Kiros les Éthiopiens étaient encore peu nombreux à se lancer dans ce périple incertain vers les rives du Golfe, ils sont désormais des dizaines de milliers à tenter l’aventure, souvent au péril de leur vie.

Deux scénarios pour les migrants

En 2019, selon l’Organisation internationale des migrations, environ 11 500 personnes, dont 92 % Éthiopiens, embarquaient chaque mois sur des bateaux en direction du Yémen. Depuis deux ans, cette route migratoire est plus fréquentée que celle de la Méditerranée.

La plupart des candidats à l’exil choisissent de transiter par Djibouti, une des principales plaques tournantes des migrations illégales vers le Golfe. D’autres se tournent vers la Somalie et l’État semi-indépendantiste du Puntland, où les passeurs organisent la traversée en bateau, comme le constate Rashid Abdi, chercheur spécialisé sur les migrations dans la région. « De là, ils gagnent l’Arabie saoudite. Soit ils restent, soit ils utilisent le royaume comme point de transit vers d’autres pays du Golfe, voire pour aller plus loin ». En 2017, l’Organisation internationale des migrations estimait que près de 500 000 Éthiopiens se trouvaient illégalement en Arabie saoudite.

Dans le meilleur des cas, le passeur est fiable. Mais il peut aussi être un exploiteur brutal

La route est souvent périlleuse, et les migrants ne se rendent pas toujours compte qu’ils vont devoir traverser un pays en guerre, le Yémen, pour pouvoir arriver à destination. Une enquête du Pultizer center publiée en février dernier identifiait deux types de scénario.

À Lire [Édito] Yémen : la guerre par procuration de Mohamed Ben Salman

Dans le meilleur des cas, le passeur est fiable, et organise le transport et le logement tout au long du chemin. Une fois arrivés, les migrants appellent leur famille pour que le paiement leur soit transféré. Mais le passeur peut aussi être un exploiteur brutal, qui les rançonne et les torture, et qui n’hésite parfois pas à les abandonner sur la route ou à les vendre comme esclaves.

Ces dernières années, le deuxième scénario domine. Effet paradoxal des contrôles qui se sont renforcés avec l’aide financière de l’Union européenne et qui poussent les candidats à l’exil à se tourner vers des trafiquants sans scrupules.

Un horizon économique déprimant

Le fils de Kiros, qui a disparu dans le désert yéménite il y a vingt-cinq ans, veut attirer l’attention sur cette tragédie qui se déroule à bas bruit. Désormais professeur et chercheur à l’université de Mekele, dans le nord du pays, Gebreslassie Kiros Hailu consacre ses recherches à ceux qui, comme son père, fuient l’Éthiopie pour le Moyen-Orient.

Selon lui, ce voyage vers l’Arabie saoudite relève aujourd’hui presque d’une tradition dans certaines régions, en particulier dans le Tigré, les régions Amhara et Oromia. Des jeunes, y compris des diplômés, confrontés à un horizon économique déprimant, veulent tenter leur chance à tout prix. « On trouve parfois des familles où quatre ou cinq membres sont partis », note-t-il.

Les fermes saoudiennes étaient auparavant un débouché pour espérer s’offrir un avenir meilleur

Selon lui, il devient pourtant difficile, pour les hommes éthiopiens en particulier, de trouver du travail en Arabie saoudite, notamment dans les fermes saoudiennes, qui étaient auparavant un des débouchés principaux pour espérer s’offrir un avenir meilleur.

Les autorités saoudiennes sont à l’affût et mènent une traque sans pitié. Entre 2017 et 2020, toujours selon l’Organisation internationale des migrations, le royaume a déporté chaque mois 9 000 Éthiopiens présents illégalement dans le pays. Ce qui ne découragent pas certains à retenter leur chance, encore et encore.

Exposés aux violences

Gebreslassie Hailu observe qu’un nombre croissant de jeunes se tournent ainsi vers des réseaux mafieux, actifs notamment dans le trafic de drogue. « Beaucoup de jeunes Éthiopiens sont impliqués dans ce trafic entre le Yémen et l’Arabie saoudite, rapporte-t-il. Le trafic de drogue peut changer une vie de manière spectaculaire en moins d’un an. C’est tentant. Mais les jeunes ne se rendent pas compte des dangers qu’ils encourent. Si certains deviennent riches, la plupart sont tués, arrêtés par la police saoudienne et condamnés à mort ou à la prison à vie. Ils ne voient pas tous ces cercueils qui reviennent en Éthiopie à cause des confrontations entre la police saoudienne et les trafiquants de drogue. »

Au début de cet automne, une enquête du quotidien britannique The Telegraph et un rapport d’Amnesty International ont dévoilé les violences auxquelles les migrants éthiopiens sont exposés en Arabie saoudite, en particulier depuis le début de la pandémie de Covid-19. Ils seraient près 30 000 à être enfermés depuis des mois dans des conditions atroces, survivant dans d’affreux cloaques où ils y côtoient la maladie et la mort.

Des enfants et des femmes enceintes survivent dans d’affreux cloaques. Des témoignages font même état de suicides de désespoir

Parmi eux se trouvent des enfants et des femmes enceintes, et les témoignages font état de plusieurs décès, dont des suicides de désespoir. Au début d’octobre, le Parlement européen votait une résolution d’urgence pour condamner ces abus, et demandait à l’Union européenne et aux pays membres de revoir à la baisse leur représentation au sommet du G20, organisé par Riyad les 21 et 22 novembre prochain.

À Lire Les migrants, grands oubliés du conflit libyen

« L’Arabie saoudite a une politique migratoire inflexible et ne veut faire preuve d’aucune pitié envers ces migrants illégaux », s’indigne Rashid Abdi. Il invite cependant les dirigeants européens à se préoccuper également de la situation de l’Éthiopie. « Ils doivent discuter avec Abiy Ahmed [Premier ministre éthiopien] », juge-t-il.

L’Éthiopie compte une énorme population de jeunes désespérés, prête à tout pour échapper à une vie misérable. Malgré une croissance en hausse ces dernières années et d’ambitieux projets d’infrastructure tels que le Grand Barrage de la Renaissance, le pays n’a pas réussi à redistribuer équitablement les fruits de croissance.

Le retour de la répression

« Et puis de quel emploi parle-t-on ? » s’interroge Zecharias Zelalem, un des journalistes du Telegraph qui a publié l’enquête sur les migrants éthiopiens détenus en Arabie saoudite. Il pointe le sort des travailleurs de l’industrie textile, payés 26 dollars par mois pour fabriquer des vêtements vendus par les grandes chaînes du prêt- à-porter.

Et la situation politique n’arrange rien.  Ces derniers mois, le ciel s’est obscurci autour d’Abiy Ahmed, Premier ministre arrivé au pouvoir en 2018, en qui beaucoup avait placé l’espoir d’un pays plus stable, plus libre et moins en proie aux divisions ethniques. 

Le gouvernement éthiopien a fait fermer plusieurs médias indépendants, les accusant d’incitation à la violence

Le pays semble avoir renoué avec la répression. Cet été, l’assassinat d’un chanteur engagé très populaire, Hachalu Hundessa, a conduit à une manifestation monstre réprimée dans le sang. Le gouvernement a fait fermer plusieurs médias indépendants, les accusant d’incitation à la violence. Et mercredi 5 novembre, malgré les appels au calme lancés par des ambassades étrangères et des organisations de défense des droits de l’Homme, Abiy Ahmed a lancé une offensive armée dans la province du Tigré, accusant le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) d’avoir attaqué des positions des Forces de défense nationale éthiopiennes (ENDF).

Dans ce tableau sombre, les problèmes environnementaux jouent aussi leur partition. Ces derniers mois, des nuages de sauterelles ont dévasté la Corne de l’Afrique, privant de nombreux agriculteurs de leurs seuls moyens de subsistance.

L’Éthiopie est particulièrement touchée et ne parvient pas à contenir l’invasion. Les sauterelles ont ravagé plus de 200 000 hectares depuis janvier. La pire invasion en vingt-cinq ans, selon la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.