À la veille de l’élection présidentielle américaine, le secrétaire d’État, Mike Pompeo, a exhorté le 13 octobre les groupes de réflexion à être plus transparents sur les sources de financements étrangers.
Alors qu’il pointait surtout la Russie et la Chine, qui chercheraient à peser de tout leur poids sur ces influentes entités, le rapport 2020 du Center for International Policy décrit une autre réalité : sur le marché de l’influence politique aux États-Unis, ce sont les États arabes qui tiennent le haut du pavé.
Trois d’entre eux, les Émirats arabes unis (EAU), le Qatar et le Maroc, figurent ainsi parmi les 20 pays arabes qui financent le plus les think-tanks de Washington, quand Pékin et Moscou sont, eux, absents de ce classement.
Sur la période 2014-2018, les EAU arrivent en troisième position des plus gros donateurs étrangers aux think-tanks américains, avec 15 millions de dollars. Quant au Qatar, qui se positionne à la huitième place, il a donné 8 millions de dollars. Pour ces deux pays, le choix s’est porté sur les groupes les plus influents à Washington : la Brookings Institution, le Center for American Progress, la Carnegie Endowment for International Peace, le Center for Strategic and International Studies.
Liens embarrassants
« Utilisant l’argent pour peser sur l’échiquier national, ils sont convaincus de pouvoir infléchir la politique américaine par ce moyen, et surtout avec l’administration actuelle. En payant plus, ils tentent d’imposer une solution qui leur sera favorable à eux et désavantageuse à leurs rivaux », note un diplomate arabe de la capitale américaine, qui souligne au passage la place du Maroc dans le classement – 17e, devant la France.
Les think-tanks, en particulier ceux situés sur la célèbre K-Street, à Washington, jouent un rôle prépondérant dans la vie politique américaine, des projets de loi à l’orientation de la politique extérieure. Pour Graeme Bannerman, ancien membre de la commission pour le Moyen-Orient et l’Asie du Sud auprès du Sénat américain et analyste pour le Moyen-Orient auprès du département d’État américain, les groupes de réflexion font cependant face à un défi lorsqu’on aborde leurs donateurs arabes.
Les think-tanks craignent qu’on aborde l’épineuse question du respect des droits de l’homme.
« Même si cela fait des années qu’ils reçoivent des millions de dollars, la réalité a changé depuis qu’ils doivent déclarer officiellement leurs sources de financement. Le problème c’est qu’ils sont embarrassés par ces liens et craignent qu’on aborde l’épineuse question du respect des droits de l’homme. »
De son côté, Rabat a choisi de financer exclusivement l’Aspen Institute, qui a reçu du royaume un peu moins de 3 millions de dollars. L’institut, qui organise un festival annuel regroupant des philanthropes venus des quatre coins du monde, est classé quatrième parmi les think-tanks les plus influents aux États-Unis et peut se prévaloir de liens étroits avec le département d’État.
Le Sahara dans la balance
La confiance que lui accorde le Maroc, en étant l’un des plus grands donateurs à sa Stevens Initiative, n’est pas nouvelle. C’est depuis 2015 que cette initiative (qui porte le nom de feu l’ambassadeur américain au Maroc, Chris Stevens) est proposée. Elle met en relation des jeunes des États-Unis, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord pour collaborer et échanger sur des pratiques liées à l’entreprenariat.
Plus de 2 600 étudiants marocains ont ainsi déjà participé à divers échanges virtuels avec leurs pairs américains. Récemment, l’Aspen Institute, en partenariat avec le Programme de gouvernance locale (PGL Maroc), a organisé un forum portant sur l’implication des jeunes dans l’élaboration des programmes politiques.
Objectif de Rabat : défendre sa souveraineté sur le Sahara
En favorisant ainsi les échanges entre les jeunes talents des deux pays, le Maroc s’assure de futurs canaux de discussion au sein de l’administration américaine. Avec l’objectif, toujours central, de défendre sa souveraineté sur le Sahara. Un souci constant que le président américain a cru pouvoir mettre dans la balance pour convaincre Rabat de franchir le pas de la normalisation avec Israël.
« Ceux qui pensent que ça va se faire n’ont rien compris au fort engagement moral du roi à l’égard de la Palestine », explique Edward Gabriel début septembre dans un article publié par l’influente revue washingtonienne The Hill. L’ancien ambassadeur américain au Maroc, longtemps le lobbyiste en chef de Rabat aux États-Unis, rappelle que « le roi a tenu bon et n’a soutenu ni les sanctions contre le Qatar ni la guerre contre le Yémen ». Rabat ne devrait donc pas suivre – dans l’immédiat en tout cas – l’exemple des Émirats arabes unis, qui ont signé la paix avec Israël le 15 septembre dernier.
Au sein de K-Street, les EAU et l’Arabie saoudite mènent des actions conjointes pour faire entendre leurs voix sur le Yémen et accroître l’isolement du Qatar. Les deux camps ont tellement investi dans cette bataille qu’elle est présentée comme « une des plus lucratives de l’histoire des think-tanks », note un analyste.
Le temps et l’argent ont transformé les groupes de réflexion en « advocacy tanks où ce ne sont plus les idées qui sont échangées mais les intérêts des divers pays qu’ils représentent », souligne Bannerman. Déjà très critiqués après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, qui avait amené la Brookings Institution et le Middle East Institute à refuser les donations de l’Arabie saoudite, les think-tanks sont dorénavant surveillés et devront nécessairement faire évoluer leur rôle après le 3 novembre.