Il est une compagnie aérienne qui a poursuivi ses opérations au plus fort de la crise sanitaire, en volant là où les autres n’allaient plus (et où c’était encore possible) sur une trentaine de villes, et en déployant ses fortes capacités cargo.
« Nous n’avons pas paniqué en mars. Pendant la pandémie, si nous avons décidé de continuer de voler, c’est qu’il y avait des aéroports et des pays ouverts, et des personnes qui devaient être rapatriées » explique Thierry Antinori, directeur stratégie et transformation de Qatar Airways (14 milliards de dollars de revenus en 2019-2020) depuis janvier.
Démonstration de force
Certes, ce choix était aussi dicté à l’opérateur qatari par le besoin d’approvisionner le riche émirat gazier, soumis à l’embargo imposé depuis 2017 par quatre pays (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, Égypte), auxquels il réclame 5 milliards de dollars de dédommagements.
Mais cette démonstration de force visait à gagner des parts de marché et à renforcer son image de marque. Elle a permis à Qatar Airways de générer des recettes et de couvrir des pertes, qui s’établissent à 1,9 milliard de dollars. Même si certains experts les estiment beaucoup plus importantes.
« Aujourd’hui on perdrait plus d’argent si notre flotte était clouée au sol. En volant, nous générons du cash et diminuons nos pertes financières qui auraient été égales à nos frais fixes. On perd beaucoup moins d’argent que les compagnies qui n’ont pas volé » poursuit l’ex-numéro deux d’Emirates.
Un projet « plus politique qu’économique »
Devenu, entre mars et juin, la première compagnie mondiale en termes de parts de marché, selon l’Association internationale du transport aérien (IATA), et fort d’un soutien public de 2 milliards de dollars en septembre, Qatar Airways a rapidement redécollé vers une centaine de destinations.
Malgré l’interdiction de survol des quatre pays qui l’ont placé sous embargo – une mesure qui rallonge de plusieurs heures le temps de croisière et freine son expansion sur le continent -, Qatar Airways y est plus que jamais à l’offensive.
Après avoir acquis 60 % du nouvel aéroport de Kigali en décembre 2019, il boucle actuellement sa prise de participation de 49 % de Rwandair, annoncée en début d’année.
Dans un ciel africain, où tous les transporteurs sont à la peine, le qatari aux poches pleines, symbole avec le sponsoring sportif et Al Jazeera du soft power de l’émirat, pourrait faire peur à une concurrence fragilisée. « Leur projet est plus politique qu’économique » commente un bon connaisseur des compagnies du Golfe.
Le dirigeant français a accepté de détailler pour Jeune Afrique les ambitions du transporteur sur le continent.

Thierry Antinori, directeur stratégie et transformation de Qatar Airways © Linkedin/DR
Jeune Afrique : Vous avez rapidement reconstruit votre réseau mondial et visez 124 destinations d’ici la fin de l’année. De quelle manière comptez-vous croître en Afrique ?
Thierry Antinori : Pendant la pandémie, l’Afrique fut le seul continent où nous n’avons pas pu opérer de vols, à cause de la fermeture de presque tous les espaces aériens. Nous avons pu y reprendre notre activité en mai, avec la réouverture de Dar Es Salam, et nous y desservons désormais treize destinations, avec soixante vols hebdomadaires. Cela devient une partie importante de notre réseau.
Après avoir lancé Accra fin septembre, nous rouvrirons les Seychelles et inaugurerons Luanda et Abuja
Fin décembre, on pourra desservir en Afrique, si les pays s’ouvrent, 18 ou 19 villes. Aujourd’hui, notre segment le plus important de clientèle est composé par ceux qui rendent visite à leurs proches, alors qu’habituellement nous avions beaucoup d’importateurs africains se rendant en Asie, des hommes d’affaires, des touristes…
Après avoir lancé Accra fin septembre, nous rouvrirons les Seychelles et inaugurerons Luanda et Abuja. Nous pourrions nous développer à ce rythme-là de deux à trois nouvelles destinations par an. Une partie de notre flotte ne sera pas complètement utilisée sur les autres parties de notre réseau. On a des avions qui arrivent, c’est le moment de les déployer sur l’Afrique, de manière intelligente, pondérée et constante.
À rebours des autres acteurs, vous lancez de nouvelles lignes en Afrique. C’est une stratégie délibérée de prendre une longueur d’avance alors que les autres compagnies souffrent ?
Qatar Airways a tous les atouts pour devenir la principale compagnie long-courrier non africaine opérant en Afrique. Pourquoi ? Parce que le calibre de notre flotte de Boeing 787 et d’Airbus A350 est aujourd’hui parfaitement adapté pour y déployer un réseau. Les A380 ou les Boeing 777 de nos concurrents sont devenus trop gros depuis l’apparition du Covid.
La démographie compte beaucoup dans notre business : la population africaine est aujourd’hui de 1,2 milliard de personnes et elle est appelée à doubler. De plus, Doha est idéalement situé au centre des flux entre l’Asie et l’Afrique. Notre flotte, notre produit, notre réseau et notre aéroport nous offrent une très bonne combinaison.
Ce qui compte, c’est la part de marché que l’on peut prendre sur un gâteau qui est plus petit
Même si le blocus nous empêche de nous positionner excessivement sur l’Afrique de l’Ouest, nous avons cependant constaté le potentiel de trafic qu’il existait à Doha entre l’Afrique et l’Amérique du Nord. Il y a beaucoup de voyageurs nigérians vers les États-Unis et aucun vol non-stop. Avec un produit supérieur et plus de fréquences vers les États-Unis que nos concurrents, les passagers préfèrent passer par Doha plutôt que par l’Europe.
Nous considérons l’Afrique avec la même importance que l’Asie, l’Europe, les Amériques. Ce continent a plus de potentiel que ne le pensent certaines compagnies. Il s’agit aussi de rattraper le temps perdu dû à l’embargo, alors que certains de nos compétiteurs sont affaiblis par la crise.
Selon la IATA, il faudra cependant attendre la fin de 2023 pour retrouver les niveaux de trafic de 2019 en Afrique. Ne craignez-vous pas de voler à perte d’ici là ?
IATA mentionne des moyennes mondiales. Pour nous, ce qui compte, c’est la part de marché que l’on peut prendre sur un gâteau qui est plus petit. Si vous avez un gâteau plus petit, votre part de marché augmente. C’est le moment ou jamais de gagner des marchés en Afrique.
Après avoir acquis 60 % du nouvel aéroport de Kigali fin 2019, vous êtes sur le point de prendre 49 % du capital de Rwandair. Comment inscrivez-vous ce dernier dans votre stratégie ?
C’est avec l’autre actionnaire, le gouvernement rwandais, qu’on l’expliquera, le jour où la transaction sera finalisée. Le business plan est en cours de préparation. Kigali a une position géographique très intéressante en Afrique, qui nous permet d’accéder à plus de marchés et d’y distribuer du trafic en provenance d’Europe, d’Asie ou d’Amérique.
L’illégalité du blocus a été confirmée en juillet 2020 par la Cour internationale de justice de La Haye
Il offre une continuation sur des villes secondaires en Afrique qui n’ont pas des flux suffisants pour justifier des vols non-stop depuis Doha. Le potentiel touristique du Rwanda est également important. Avoir Rwandair dans la famille de Qatar Airways et de ses participations, comprenant British Airways, Iberia, Cathay Pacific, TAP Portugal, peut le stimuler encore plus.
Est-ce que Kigali n’est pas trop proche d’Addis Abeba et de Nairobi, qui bénéficient de deux grands transporteurs et drainent déjà beaucoup de trafic ?
Peut-être que Kigali est trop proche d’Addis et de Nairobi pour Ethiopian Airlines et Kenya Airways. Pour nous, ce n’est pas le cas. Nous ne sommes pas focalisés sur nos concurrents mais sur nos clients. Nous souhaitons une compétition juste et un accès à leur marché. Ils sont les bienvenus aussi à Doha.
Pourriez-vous faire voler des avions de Qatar Airways avec des numéros de vol Rwandair pour contourner le blocus ?
L’illégalité de ce blocus a été confirmée en juillet 2020 par la Cour internationale de justice de La Haye. Nous entendons travailler de manière claire pour le client en utilisant des avions Qatar Airways sur les vols Qatar Airways et des avions Rwandair sur des vols Rwandair. Nous ne souhaitons pas contourner le système, mais que justice soit faite. Le business plan décidera si c’est Qatar Airways ou Rwandair qui opérera le vol entre Kigali et Doha. Théoriquement, Rwandair peut le faire.
Le gouvernement du Qatar attend de nous qu’on augmente l’efficacité économique de la compagnie, pas qu’on bénéficie de ses subsides
Rwandair perd 50 millions de dollars par an depuis sa création. Comment en faire une compagnie rentable ?
En réalisant plus de recettes et en dépensant moins d’argent. Pour cela, il faut rationaliser la flotte, regarder de très près le design du réseau et les outils de revenue management.
Ne craignez-vous pas qu’avec un prix du pétrole très bas, les ressources du Qatar, qui vous a octroyé fin septembre une aide de 2 milliards de dollars, ne finissent quelque peu par se tarir et que vous soyez obligé de revoir vos fortes ambitions à la baisse ?
Pour une compagnie aérienne, un baril peu élevé n’est pas une mauvaise nouvelle. Le gouvernement du Qatar est certes notre actionnaire, mais il attend de nous qu’on augmente l’efficacité économique de la compagnie, pas qu’on bénéficie de ses subsides. Un fioul bas diminue nos coûts d’exploitation et nos pertes.
Des prises de participation de Qatar Airways dans la Royal Air Maroc, Tunisair, la TAAG Angola, la Camair-Co et même Air Madagascar, ont été régulièrement évoquées. Entendez-vous rentrer au capital d’autres compagnies africaines ?
À ce stade, non. Rwandair est le pivot de notre stratégie africaine, d’un point de vue actionnarial. Ce qui n’empêche pas d’établir des accords commerciaux, interligne, ou autour du programme de fidélisation, comme avec la Royal Air Maroc qui fait partie avec nous de l’alliance OneWorld.
Le modèle organisé autour des super-jumbos est sans doute plus menacé que le nôtre
Le 19 octobre, Etihad a atterri pour la première fois en Israël et Emirates s’y posera début janvier. On connaît les différentes alliances à l’œuvre dans la région et les antagonismes qui en découlent, avec leurs répercussions en Afrique. N’est-il pas plus dur d’établir un plan d’expansion quand autant de facteurs géopolitiques entrent en jeu ?
En tant que manager d’une compagnie aérienne, je travaille dans le contexte actuel. Nous ne faisons pas d’hypothèse sur la politique et la diplomatie dans la région. Nous ajustons seulement la fenêtre de tir par rapport aux opportunités commerciales. Nous opérons en fonction du portefeuille de droits de trafic dont on dispose. Si on n’a pas les droits de trafic, on n’opère pas. À la fin, le perdant sera sans doute le consommateur qui n’aura pas l’alternative de prendre Qatar Airways.
Est-ce que la crise ne va pas remettre en question votre modèle de super-connecteur ?
Non, il y aura toujours plus de gens qui auront besoin d’aller d’une ville donnée à une autre. Et très souvent, il n’y aura pas de vol direct entre elles. Il n’y aura jamais de vol entre Nairobi et Tokyo, ou entre Le Cap et Helsinki.
L’A380 est un avion qui est devenu trop gros pour le marché, et qui génère 80 % d’émission de CO2 de plus qu’un A350 sur le même vol. Le modèle organisé autour des super-jumbos est sans doute plus menacé que notre modèle organisé autour de super-hubs avec une flotte plus modeste et plus économe en kérosène.