Politique

Opérations « Homo » : la face sombre des services français dans la guerre d’Algérie

Alors que l’Algérie et la France ont entamé un travail historique en commun sur la période de la guerre d’Algérie, un ouvrage révèle les détails d’opérations secrètes des services français.

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Mis à jour le 9 octobre 2020 à 12:10

A Alger, en juillet 1962, à la fin de la guerre d’Algérie. © ROBERT DELVAC/AFP

Assassinats ciblés, opérations clandestines, liquidations programmées et sabotages : les services secrets français ont eu recours à toutes sortes de barbouzeries pour éliminer des dirigeants du FLN, des avocats acquis à la cause de l’indépendance ou encore des marchands d’armes durant la guerre d’Algérie (1954-1962). Sorti en septembre dernier en édition poche avec une version plus documentée, Les tueurs de la République : assassinats et opérations spéciales des services secrets (Fayard), du journaliste Vincent Nouzille, revient sur cette face sombre du contre-espionnage français.

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Pendant cette guerre qui a duré sept ans et demi, près de 200 personnes auraient fait l’objet de ces exécutions. Un chiffre que le caractère ultra-confidentiel de ces opérations rend difficile à certifier. Raymond Muelle, un des hommes du commando chargé de ces opérations et qui a lui-même pris part à des assassinats, détaille à l’auteur la chaîne des donneurs d’ordre : « Les opérations “Homo” [Homicide, NDLR] étaient décidées à Matignon, qui transmettait les consignes au SDECE. Mais c’est Jacques Foccart, à l’Élysée qui tirait les ficelles. »

Poste radio piégé dans les Aurès

L’unité 11e choc, bras armé du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE ), est déployé en Algérie peu de temps après le début de la guerre en novembre 1954. L’une des premières missions qui lui sera confiée est d’éliminer Mustapha Ben Boualaïd, l’un des fondateurs du FLN et chef de l’insurrection dans les Aurès. Au printemps 1956, un commando du 11e est donc dépêché dans ce territoire réputé inexpugnable.

Comment approcher Ben Boualaïd, l’insaisissable ? L’équipe de choc décide de faire parachuter dans les montagnes du chef de la rébellion un poste radio qui a été préalablement piégé par les spécialistes du service Action du SDECE. Récupéré par les maquisards, l’engin est acheminé au QG de Ben Boulaïd. Lorsque ce dernier tente de le faire marcher quelques jours plus tard, le colis explose en le tuant sur le coup avec deux de ses adjoints.

Près de 200 personnes auraient fait l’objet d'exécutions par les services secrets français au cours de la guerre d'Algérie. © Joseph Golby/EyeEm/GettyImages

Près de 200 personnes auraient fait l’objet d'exécutions par les services secrets français au cours de la guerre d'Algérie. © Joseph Golby/EyeEm/GettyImages

Une liste d’une trentaine de cibles est dressée avec l’aval de l’Élysée et en coordination avec Matignon

C’est la première grande opération « Homo » des services secrets français contre le FLN et ses soutiens, tant en Algérie qu’à l’étranger. Elle sera le prélude d’autres coups, aussi secrets que spectaculaires. Une liste d’une trentaine de noms, trafiquants d’armes allemands et suisses, avocats du FLN, personnalités étrangères pro-FLN et des responsables algériens installés en Maroc, en Tunisie ou Europe, est dressée avec l’aval de l’Élysée et en coordination avec Matignon et le SDECE.

Dégâts collatéraux

Au cœur de la guerre d’Algérie, les marchands et trafiquants qui fournissent les FLN en armements et munitions sont les cibles principales des services français. Trois d’entre eux seront traqués pendant des années dans l’objectif de les neutraliser. Ancien membre de la Gestapo basé en Yougoslavie, l’Allemand Wilhelm Beisner vend des armes dans le monde arabe et partage ses activités entre Le Caire, Damas et Munich. Le FLN fait partie de son portefeuille de clients et il aurait supervisé l’entraînement de recrues algériennes dans des camps en Égypte.

Sommé par les hommes du SDECE de cesser ses activités, il ne prête guère attention aux avertissements. Un « mauvais roman », dit-il. Pas pour les barbouzes français. En juin 1957, les hommes du service Action placent une charge explosive à son domicile à Munich. L’attentat lui arrache les deux jambes. Wilhelm Beisner survit miraculeusement grâce à une opération chirurgicale.

Otto Schlüter subira presque le même sort. Officiellement, cet Allemand est armurier de son état à Hambourg. Mais pour le SDECE, Schlüter est aussi l’un des fournisseurs des maquisards algériens. En septembre 1956, ses bureaux sont plastiqués et un de ses employés trouve la mort dans l’explosion.

Depuis, il n’aura de cesse de recevoir des mises en garde dont un petit cercueil en bois avec le message suivant : « Attention ! Deuxième et dernier avertissement. Cesse immédiatement ton commerce puant. » Ce 3 juin 1957, sa Mercedes explose alors qu’il y prenait place aux côtés de sa mère et de sa fille. Sa mère est tuée sur le coup, sa fille est blessée. Lui s’en sort avec des blessures légères. Un an plus tard, il échappe à un nouvel attentat maquillé en accident de voiture.

« La Main Rouge », faux nez du SDECE

Dans une rue d'Alger en juillet 1962. © ROBERT DELVAC/AFP

Dans une rue d'Alger en juillet 1962. © ROBERT DELVAC/AFP

Les enquêtes sur ces mystérieux attentats sont confiées à la police allemande, qui va tâtonner pendant plusieurs mois avant que la justice ne désigne les coupables et les commanditaires. En avril 1959, le procureur général de Francfort accuse publiquement l’organisation « La Main Rouge » d’être derrière ces attaques en précisant que ce groupe terroriste travaille vraisemblablement avec les services secrets français.

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Créée au Maroc au début des années 1950 avec des membres prétendument composés de colons ultra, « La Main Rouge » est en fait un faux nez du SDECE. Selon le magistrat allemand, dix attentats ont été commis en Europe depuis 1956 par l’organisation. Six ont été perpétrés sur le territoire de la RFA (Ex-République fédérale allemande).

Parmi eux, l’assassinat d’un jeune avocat de Kabylie. Représentant du FLN en RFA, l’avocat Ameziane Aït Ahcène est soupçonné d’être un des relais des trafiquants d’armes qui opèrent en Allemagne. Le 5 novembre 1958, à Bonn, sa voiture est mitraillée. Il décédera quelques mois plus tard des suites de ses blessures, à l’âge de 28 ans. Là encore, l’attaque est signée de « La Main Rouge ».

Maisons closes et trafic d’armes

Marcel Léopold, lui, a fait fortune entre autres dans les maison closes et les fumeries d’opium en Chine dans les années 1930, avant de revenir en Suisse pour y pratiquer le commerce des armes qu’il vend au FLN.

Il est repéré par le SDECE, dont l’un des agents le vise au moyen d’une sarbacane – une pompe à vélo munie d’un percuteur – , fabriquée par les services techniques du SDECE. Le 19 septembre 1957 donc, Marcel Léopold est tué par une fléchette empoisonnée tirée dans son aisselle. Le Suisse livrait notamment des explosifs aux maquis algériens via un autre marchand d’armes, Georg Puchert, un Allemand originaire de Lettonie.

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Surnommé « Captain Morris », Puchert a fait fortune dans le trafic de cigarettes avant de s’orienter vers le commerce des armes, qu’il faisait transporter grâce à sa petite flotte de bateaux. Une de ses bases n’est autre que le Maroc qui, à l’époque de la guerre, abritait le QG de l’état-major de l’Armée de libération nationale (ALN). Bien sûr, Georg Puchert est placé dans le viseur des services secrets français qui font exploser quatre de ses bateaux au Maroc, en Allemagne et en Belgique. Pas de quoi effrayer « Captain Morris ».

Les restes de Georg Puchert sont rapatriés en Algérie où il est inhumé comme un martyr

Physique de videur de boites de nuit, intelligence au-dessus de la moyenne, dur en affaires et culot sans limites, l’Allemand est si important dans le circuit de ventes des armes qu’il assiste en 1956 à une réunion à Tunis que préside Krim Belkacem, un des plus importants dirigeants de la révolution algérienne et plus tard négociateur en chef des Accords d’Évian de mars 1962 qui ont mis un terme à 132 ans de présence française en Algérie.

Le 3 mars 1959, sa Mercedes 190 explose à Francfort. Il expire sur le coup. La voiture a été piégée la veille par des hommes du SDECE. Un an avant son assassinat, il reçut un colis en forme de cercueil en guise d’avertissement. En 2006, quarante-quatre ans après l’indépendance de 1962, les restes de Georg Puchert sont rapatriés en Algérie où il est inhumé comme un martyr. De son vivant, il rêvait de diriger la marine marchande algérienne.

Une liste d’avocats à éliminer

Marchands et trafiquants d’armes ne sont pas les seules cibles des barbouzes des services secrets français. Un collectif d’avocats très actif en France et favorable à la cause algérienne, qui compte dans ses rangs notamment Mourad Oussedik, Mohamed Ben Abdallah, Mokhtar Ould Aoudia ou encore Jacques Vergès est dans le viseur des autorités françaises. La liste des avocats à surveiller et à liquider est établie par le patron du SDECE et validée par Jacques Foccart, éminence grise du général De Gaulle et qui sera pendant des années le « Monsieur Afrique » des présidents français.

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Élève des Pères Blancs, marié à une Française, Mokhtar Ould Aoudia est un des éminents avocats au service des militants du FLN en France. À l’instar d’autres membres de ce collectif, il reçoit plusieurs menaces sous forme de lettres avec cette promesse, laconique : « TU VAS MOURIR ». Le 21 mai 1959, un tueur lui loge une balle dans le cœur alors qu’il se trouvait dans son cabinet parisien. Les avocats Oussedik et Ben Abdallah devaient eux aussi être assassinés cette nuit-là, mais ils ont réussi à semer les tueurs chargés de les occire.