[Tribune] Tunisie : la peine de mort ou le rejet du réel

Le meurtre crapuleux dans la banlieue de Tunis de Rahma Lahmar, 29 ans, ravive la polémique sur la peine de mort. Mais pour l’essayiste Amine Snoussi, ce débat mène à une impasse.

Le meurtre d’une jeune femme ravive le débat sur la peine de mort en Tunisie. © Aitor Diago/GettyImages

Le meurtre d’une jeune femme ravive le débat sur la peine de mort en Tunisie. © Aitor Diago/GettyImages

  • Amine Snoussi

    Essayiste, auteur de « La politique des Idées » (Centre national du livre), et militant pour la justice sociale et écologique.

Publié le 6 octobre 2020 Lecture : 3 minutes.

Une partie des élites tunisiennes n’a de cesse, depuis la révolution de 2011, de dénoncer une prétendue hausse de la criminalité dans le pays. Or, aucun chiffre ne démontre un tel phénomène. Ce sont les victimes qui ont changé — en réalité, le régime de Ben Ali n’était pas un régime de la sécurité mais du séparatisme.

Le dictateur a participé à l’élaboration et la création de villes de « riches » afin d’éloigner de la vue de ces derniers la misère qui touche le pays. Les élites ne devaient pas être confrontées à la réalité sociale du pays. Et à ses conséquences. Car dans les quartiers populaires, la délinquance existait déjà avant 2011. C’est la sociologie des victimes qui a évolué depuis la révolution, non la criminalité en elle-même.

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Sensationnalisme médiatique

Un sensationnalisme médiatique participe également à ce sentiment d’insécurité — à l’instar des médias américains lorsqu’ils s’acharnent sur la couverture des faits divers issus de la communauté afro-américaine ou quand les médias français insistent sur l’islamisation des banlieues.

Il ne s’agit plus alors de comprendre les sources de la violence pour y remédier, mais de sanctionner

Il ne s’agit plus alors de comprendre les sources de la violence pour y remédier, mais de sanctionner. L’affaire de la jeune Rahma en rappelle d’ailleurs une autre. En 1981, aux États-Unis dans l’État de Virginie, Roger Coleman est accusé d’avoir violé et tué sa belle-sœur, Wanda McCoy. L’homme étant trop pauvre pour assurer sa défense, on lui attribue un avocat commis d’office, déjà surchargé d’affaires. Face à l’accusé, l’opinion publique, le procureur, la famille de la victime. Roger Coleman sera condamné à la peine capitale et exécuté en mai 1992, uniquement sur la base de preuves indirectes. Ce n’est qu’en 2006 que les tests ADN ont fermement établi sa culpabilité.

En 1994, la justice russe a condamné à mort et fait exécuter Andreï Tchikatilo, un tueur en série responsable de 52 meurtres. Durant cette affaire, les autorités ont admis avoir exécuté un homme « qui n’était pas le bon », avant d’arrêter Tchikatilo. La raison ? Trouver rapidement un coupable pour apaiser l’opinion. Loin d’être coupable, Alexandre Kravtchenko, le nom du malheureux, a fait office de bouc-émissaire.

ec6c868_876192924-tunisie © Images issues de son profil Facebook

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Erreurs judiciaires

Le recours à la peine de mort ne permet pas à la justice de se corriger. Or, selon une étude menée par l’Académie américaine des sciences, 4,1 % des condamnés à mort seraient victimes d’erreurs judiciaires. En appliquant ce taux aux 1 320 personnes exécutées depuis 1974, on pourrait en déduire que plus de 50 personnes innocentes ont été exécutées.

Quand l’État n’assure pas d’avenir aux plus démunis, la violence devient souvent la seule alternative à la misère

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Le criminel est-il violent par nature ? Quand l’école devient une machine à reproduire les inégalités, quand la santé devient un luxe, une partie des classes populaire se tourne vers les expédients. Quand l’État n’assure pas d’avenir aux plus démunis, la violence devient souvent la seule alternative à la misère. Car nous avons abandonné l’école de la République, nous avons abandonné la mixité sociale, nous avons abandonné l’idée même d’ascenseur sociale. Oui, certains Tunisiens sont violents — mais c’est de notre faute.

Il ne s’agit pas d’excuser ni même de relativiser les crimes commis. Mais de questionner la source de la violence, et de faire en sorte que la justice tunisienne n’applique pas la double peine : être abandonné pour ensuite être tué par l’État. Neuf ans après la révolution qui a abattu les murs entre les Tunisiens, une partie d’entre eux, les plus privilégiés, refusent de voir le sort des plus misérables de leurs compatriotes. C’est le sens profond de ce débat sur la peine de mort : se débarrasser d’une réalité trop pesante en la tuant.

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