Depuis son bureau du Caire, le docteur Hippolyte Fofack oscille entre révolte et espoir face à ce qu’il surnomme « la brume d’une période difficile et stimulante » en référence à la pandémie qui, en plus d’avoir fait plus de 31 000 victimes en Afrique à ce jour, met les économies du continent à rude épreuve.
L’économiste en chef de la Banque africaine d’import-export (Afreximbank) aime à rappeler qu’entre l’explosion de la bulle internet, la crise des subprimes, celle de la dette de l’euro et l’actuelle pandémie, ces vingt dernières années la croissance africaine a été minée par des chocs exogènes. « Ils n’ont jamais été créés par des politiques mises en œuvre par des pays africains », martèle-t-il.
Pourtant l’Afrique en paye toujours de lourdes conséquences. Cette fois-ci, le Covid-19 devrait lui faire connaître sa première récession depuis vingt-cinq ans. Celui qui a accepté pour Jeune Afrique d’esquisser les répercussions de la pandémie sur les grands travaux d’intégration en cours sur le continent (Zleca, eco, dette) garde cependant confiance en la résilience des économies africaines qui, malgré l’instabilité macroéconomique, ont, selon lui, parcouru un chemin remarquable.
Jeune Afrique : Quels sont les premiers enseignements du dispositif de financement de 3 milliards de dollars lancé en mars par Afreximbank pour répondre à l’impact du Covid-19 ?
Hippolyte Fofack : La Facilité d’atténuation de l’impact des pandémies et des échanges commerciaux (Patimfa) est la réponse de la banque à la crise du Covid-19. Elle s’appuie sur ce que nous avons réalisé au fil des ans à chaque fois qu’une crise majeure s’est produite. Nous prenons le relais des banques, qui ont tendance à s’abstenir de prêter aux entreprises. Le but étant de réduire le risque que la crise passe de l’économie réelle au secteur financier.
La Facilité a également pour objectif d’écourter les périodes de récession et d’accélérer le processus de reprise car les crises financières durent plus longtemps. En cette période de pandémie qui réduit l’accès aux liquidités, Patimfa a été conçu afin de faire face à ce risque et de s’assurer que les institutions, les pays membres, mais aussi les entreprises, disposent des ressources nécessaires pour gérer les échanges commerciaux et financer les importations.
Son but est, enfin, de veiller à ce que les gouvernements qui ont été très durement touchés disposent des ressources nécessaires pour financer les importations et assurer une transition en douceur dans l’ère post-covid.
La Zleca a le potentiel de défragmenter les économies africaines.
En plus du financement des importations de matériel médical, Patimfa accompagne également le processus de transformation des économies africaines, par exemple en appuyant le développement d’usines pour la fabrication locale de médicaments et d’équipements médicaux. C’est un secteur dans lequel l’Afrique dépense au moins 16 milliards de dollars chaque année. Cette crise permettra de commencer à réduire ce genre de fuites qui entament les réserves de change des pays et les exposent à la volatilité des marchés internationaux.
L’impact du Covid-19 pourrait découler sur 79 milliards de dollars de perte en production pour l’Afrique. Dans ce contexte, la Banque mondiale pousse pour l’accélération de la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca). Quelle est votre position sur le sujet ?
Nous saluons ces positions de la Banque mondiale et du FMI. La Zleca a le potentiel de défragmenter les économies africaines en levant les contraintes qui depuis des décennies empêchent actuellement les économies d’échelle et la captation du “capital-patient”, c’est-à-dire des investissements directs étrangers (IDE) pour le long terme dans les secteurs manufacturiers à haute intensité en main d’oeuvre plutôt que des soutiens aux projets pétroliers, gaziers ou miniers qui ne changent pas le quotidien des Africains.
Le projet peut permettre aussi de doubler la part du commerce inter-africain [environ 15 % des importations et exportations du continent entre 2015 et 2017, ndlr]. L’autre avantage est que cette zone crée les conditions de la diversification des sources de croissance et des filières commerciales.
Il est important de réduire la vulnérabilité des pays aux chocs récurrents sur les termes de l’échange
Avant même que l’accord ne soit mis en place, les premiers effets se font déjà sentir. Volkswagen et Peugeot prévoient déjà de produire des véhicules respectivement au Rwanda et au Kenya. D’autres investissements dans ce sens permettront de réduire la vulnérabilité des pays aux chocs récurrents sur les termes de l’échange.
La Zleca est en phase avec la stratégie d’Afreximbank qui met l’accent sur l’industrialisation et la promotion du commerce intra-africain.
Certains craignent que cet accord ne soit pas suffisant en lui-même…
Pour en tirer le meilleur parti, il est important de supprimer un certain nombre de contraintes. Parmi les plus importantes figurent les « contraintes de l’offre ». La plupart des produits manufacturés que nous consommons sur le continent sont importés.
Si nous ne sommes pas capables de créer les conditions d’une production locale, alors cette zone de libre-échange ne fonctionnera pas aussi bien que nous le souhaitons. Cela doit être accompagné par la création d’institutions capables de définir des standards internationaux et de certifier la qualité des biens échangés sur ce marché continental, qu’ils soient produits au Nigeria, en Tanzanie ou au Sénégal.
Les réformes entamées en 2019 par les présidents Macron et Ouattara ne vont pas assez loin
Il faut également s’occuper des contraintes liées aux infrastructures, essentielles pour la progression de la productivité. La question des financements est également essentielle car le modèle actuel est trop concentré sur le commerce extérieur. Nous devons rééquilibrer cela.
Le dernier point à débloquer est le volet sécuritaire tant en matière de conflits que sur l’aspect sanitaire. La sécurité est nécessaire pour capter le « capital patient » indispensable pour l’expansion de la production industrielle et la diversification des exportations.
La mésentente entre l’Uemoa et la Cedeao sur le projet de monnaie unique (eco) était-elle prévisible ?
L’appel du Ghana et du Nigeria en faveur d’une flottabilité du taux de change reposant sur un panier de devises est le principal point d’achoppement. Et cette critique est justifiée à mon sens.
Au cœur d’une bonne politique d’industrialisation se trouve avant tout une bonne politique monétaire s’appuyant sur les régimes de change adéquats. Dans ce contexte, il est clair que les réformes entamées en 2019 par les présidents Macron et Ouattara ne vont pas assez loin.
Le régime de change fixe basé sur l’euro ne permettra sûrement pas à l’Afrique d’accomplir l’industrialisation et la prospérité définie par l’agenda 2063 de l’UA. Pour rappel, celle-ci anticipe une Afrique prospère, industrialisée, intégrée, dirigée efficacement et jouant un rôle stratégique dans le concert des nations.
Nous avons besoin d’une politique monétaire qui soit alignée sur l’industrialisation de l’Afrique. Et l’objectif de l’eco devrait être d’établir un arrangement monétaire pour accompagner l’intégration économique du continent. Si tel est le cas, il devient important de faire en sorte que ceux qui prennent en charge cette réforme monétaire soient effectivement en train de bâtir de solides fondations capables d’accueillir non seulement les membres de la Cedeao, mais aussi le reste du continent.
Nous ne devons pas avoir à renégocier le cadre à chaque nouvelle candidature. Dans ce sens, nous devons voir le projet eco comme un projet pilote et nous assurer qu’au cours de sa phase de conception nous embarquons les autres pays en leur donnant par exemple un statut d’observateur de façon à ce que lorsque viendra le temps de l’élargissement, le processus soit connu de tous.
Une réforme du franc en Afrique centrale pourrait-elle constituer un élément de réponse aux difficultés économiques traversées par les pays de cette région ?
Oui, tout à fait. Prenons l’exemple du naira. Si vous comparez sa valeur en euros en 2014 avec sa valeur aujourd’hui, vous observez une dépréciation significative, de plus de 100%, intervenue à la suite de la crise pétrolière de 2014-2015 et plus récemment au deuxième choc sur les cours des produits de base déclenché par le Covid-19.
La flottabilité du taux de change de cette monnaie a permis au Nigeria d’absorber les chocs exogènes qui ont suivi l’effondrement des cours du pétrole contrairement aux pays producteurs d’or noir en Afrique centrale, qui sont liés à un régime de change fixe reposant sur l’euro.
Quand ces derniers subissent ce type de choc venu de l’extérieur, la seule option qui s’ouvre à eux est l’ajustement interne, y compris la réduction des dépenses, ce qui serait très difficile dans une période de récession comme celle que nous traversons actuellement. Et où les politiques keynésiennes de relance économique sont mises en œuvre dans d’autres pays à travers le monde pour faire face aux sérieux défis humanitaires, sécuritaires et économiques lies à la pandémie du Covid-19.
La dette des États africains était déjà au cœur du débat avant la pandémie. Elle est désormais exacerbée. Pensez-vous que des moratoires sont indispensables ?
Le débat sur la dette africaine est à mon sens très douloureux parce qu’il est bien souvent abordé de manière très partielle, sans chercher à savoir d’où viennent les causes et quelles en sont les conséquences.
Le problème majeur ce sont les intérêts réglés par les États africains qui parfois dépassent les 15 % contre moins de 1% pour la plupart des pays industrialisés.
Quand vous regardez le ratio dette/PIB de l’Italie, par exemple, il est aux alentours de 134 % tandis que l’Afrique est à environ 34 %, avec seulement huit pays où ce taux dépasse 60 % – et deux au-delà de 100 %. Ce débat sur la dette est donc à remettre en perspective.
Le problème n’est pas la taille de la dette mais le coût de son service. Si nous débattons tant de la dette, c’est aussi parce que les modèles adoptés par les agences de notation ne prennent pas suffisamment en compte les progrès réalisés en Afrique ces dernières années (réformes, croissance…) et tendent à biaiser exagérément la perception que se font les créditeurs de l’Afrique.
Il faut se concentrer sur la réduction du coût du service de la dette
Pensez-y. Nous sommes en plein milieu d’une pandémie qui a causé la mort de plus de 898 000 personnes à travers le monde et plus de 31 500 personnes en Afrique. Pour répondre au Covid-19, les Européens ont activé la clause de sauvegarde générale du Pacte de stabilité et de croissance – elle permet aux États de déployer des moyens spéciaux pour répondre à la crise sans limite de budget – et ont dépensé 2 500 milliards de dollars.
Les États-Unis ont déjà engagé plusieurs dizaines de milliards eux aussi. Et pendant ce temps, nous débattons sur la dette des États africains qui, cumulativement depuis les indépendances, se chiffre au total à moins de… 1 000 milliards de dollars!
Dans vos colonnes, Dominique Strauss-Kahn, l’ancien directeur général du Fond monétaire international, a posé une question fondamentale : « Pourquoi les Occidentaux créeraient-ils de la monnaie et pas les Africains ? » Dans les années 1970, ce pouvoir de création monétaire était le privilège des États-Unis qui jouissaient de cette monnaie de réserve, ce que le président français Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, qualifiait de « Privilège exorbitant du dollar. » Depuis lors ce privilège a été élargi à tout le monde occidental. La pandémie de Covid-19 a en effet mis la lumière sur les inégalités associées à l’architecture financière internationale.
Quelle est serait donc la solution ?
Pour l’instant deux initiatives ont été avancées : l’Initiative de suspension des services de la dette (ISSD), approuvée par le G20, et l’initiative du FMI au titre du fonds fiduciaire réaménagé d’assistance et de riposte aux catastrophes (fonds fiduciaire ARC).
Dans le cadre de l’initiative du G20, l’Afrique pourrait différer le paiement des intérêts et le service de la dette due en 2020 à hauteur de 6,5 milliards de dollars.
Dans la seconde, entérinée par le conseil d’administration du FMI en avril, les pays les plus pauvres et vulnérables ont bénéficié d’un allègement immédiat de 111 millions de dollars.
Dans le même temps, certains pays envisagent de restructurer leurs dettes pour accroître la marge de manœuvre budgétaire afin de mieux répondre aux défis du Covid-19.
À court terme, l’option des droits de tirage spéciaux (DTS) – qui augmentent instantanément le niveau des réserves de change des pays et leur pouvoir d’achat – est peut-être plus intéressante et efficace face à l’urgence imposée par Covid-19.
Le Club de Paris a rappelé que le moratoire considéré dans le cadre de l’ISSD ainsi que l’allégement octroyé par le FMI accroîtraient la marge de manœuvre budgétaire des pays pour répondre à la crise du Covid-19 et ne devraient pas avoir d’impact négatif sur leur notation financière ou leur accès aux marchés financiers.
Toutefois, ces solutions envisagées n’offrent qu’un soulagement temporaire. Sur le moyen et long terme, il sera important de régler le problème du coût du service de la dette pour accroître les investissements et la diversification des sources de croissance dans une région où les chocs sur les cours des matières premières – de plus en plus fréquents – sont la principale source d’endettement extérieur.
Les transferts d’argent issus de la diaspora vont baisser de 23 % cette année selon les estimations de la Banque mondiale. Quel impact à long terme cela peut-il avoir sur la croissance du continent ?
C’est un problème fondamental car ces transferts sont l’une des sources de financement les plus stables des pays africains depuis des années. Leur croissance a été continue, contrairement à celles des IDE et de l’aide au développement.
Nous nous attendons à un solide rebond en 2021
Au Nigeria, cet argent équivaut à plus de 80 % du budget du gouvernement fédéral. Pour ce pays, comme pour l’Égypte ou le Mali, où les transferts de fonds comptent beaucoup pour l’économie locale, le choc de 2020 sera significatif car, en principe, ces fonds viennent amortir les conséquences des crises. Or, la pandémie débouche sur des chocs synchronisés et globaux.
Tout le monde est touché en même temps et souffre au même moment, bien qu’à des degrés divers. Nous nous attendons néanmoins à un solide rebond en 2021 en Europe et aux États-Unis où la croissance attendue est respectivement de plus de 6 % et de 4,5 %. Cela devrait faire repartir les transferts de fonds.
Comment la guerre économique sino-américaine va-elle affecter le continent ?
Ce sont les deux plus grandes économies mondiales. Par conséquent, toute action qui entame leur croissance influe sur le reste de l’économie mondiale.
De plus, la Chine est désormais le premier partenaire économique du continent. L’année dernière près de 17 % des exportations africaines y étaient destinées. Mais la Chine est également une source importante de capitaux et d’investissements directs étrangers. Les tensions pourraient donc impacter le commerce extérieur et la croissance des pays africains.
Mais ces tensions ont aussi pour résultat une tendance croissante à la réorganisation des chaînes d’approvisionnement des entreprises. Ces changements débouchent sur une relocalisation des lignes de production hors de Chine : soit dans leur pays d’origine, soit dans des régions où les coûts sont bas. Les économies d’échelle offertes par la Zleca pourraient ainsi positionner l’Afrique comme un candidat potentiel dans cette compétition mondiale pour les chaînes d’approvisionnement.