Politique

À Tripoli comme à Syrte, les Libyens descendent dans la rue

Éclipsés ces dernières années par leurs leaders politiques et militaires, les Libyens sont de retour sur la scène politique. Des manifestations, à l’Ouest comme à l’Est, réclament la fin de la corruption et de meilleures conditions de vie.

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Mis à jour le 28 août 2020 à 17:47

Manifestation à Tripoli le 24 août contre la corruption et la mauvaise qualité des services publics © AFP

Depuis le 21 août, c’est devenu un rendez-vous quotidien pour des centaines de jeunes Tripolitains qui protestent contre la détérioration de leurs conditions de vie et pour dénoncer la corruption. La majeure partie des rassemblements a eu lieu sur la Place des martyrs, certains manifestants se regroupant également devant le siège du Conseil présidentiel du gouvernement d’entente nationale (GNA).

Après huit ans d’instabilité politique, plus d’un an d’offensive des troupes du maréchal Haftar contre la capitale – repoussée en juin dernier – et le blocage de sites pétroliers en Cyrénaïque qui ont provoqué un manque à gagner de plusieurs dizaines de milliards de dollars pour le gouvernement de Tripoli, les manifestants protestent contre l’incapacité du GNA à fournir les services basiques à la population.

« Nous protestons pour l’eau, nous protestons pour l’électricité, nous protestons pour que les jeunes Libyens n’aient pas à émigrer en Europe », explique ainsi l’un des leaders du mouvement à Amnesty International.

Élections anticipées

Quelque peu pris au dépourvu par le mouvement, la réaction du GNA a pour le moment alterné entre le chaud et le froid. Le Premier ministre Fayez al-Sarraj a ainsi annoncé lundi dernier un remaniement ministériel face à la vague de manifestations. Lors d’une allocution télévisée le 24 août, il a aussi insisté sur la nécessité d’organiser des élections présidentielles et parlementaires en mars : « La seule option politique pour sauver la patrie est de renouveler les pouvoirs par des élections », tout en agitant la perspective d’un état d’urgence.

S’il a jugé nécessaire d’ajouter qu’il avait « ordonné à toutes les agences de l’État de protéger les manifestants pacifiques », c’est qu’une partie de ces derniers a été pris pour cible près du siège du Haut Conseil d’État, un organe consultatif du GNA hébergé à l’hôtel Radisson Blu Al Mahary. Alors que les manifestants circulaient « non-armés » précise Amnesty International, des hommes armés non identifiés vêtus de treillis militaires ont ouvert le feu, faisant plusieurs blessés.

 Si les manifestants étaient davantage victimes de violences, le ministère de l’Intérieur sera le premier à être pointé du doigt

Mercredi, le Conseil présidentiel du GNA a annoncé un couvre-feu dans la capitale libyenne, pendant 4 jours, dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus, effectif toute la journée de vendredi et samedi. Un prétexte pour empêcher la tenue des rassemblements ? Plusieurs dizaines de Tripolitains ont en tout cas défié le couvre-feu vendredi.

Rivalité à l’intérieur du GNA

Pour Jalel Harchaoui, politologue et chercheur à l’Institut Clingendael de La Haye ces manifestations peuvent devenir incontrôlables. Selon lui, la rivalité entre Fayez al-Sarraj et son ministre de l’Intérieur Fathi Bashagha – devenu une personnalité de premier plan à Tripoli – pourraient résonner avec le mécontentement populaire. « Si, par exemple, les manifestants étaient davantage victimes de violences, le ministère de l’Intérieur sera le premier à être pointé du doigt », explique le spécialiste de la crise libyenne.

La capitale n’est pas la seule ville libyenne à être agitée de protestations. Syrte, la ville côtière à 450 kilomètres plus loin vers l’est, a également connu plusieurs manifestations ces derniers jours, même si la situation se serait calmée depuis. Contrôlé par les troupes du maréchal Haftar, le fief kadhafiste constitue aujourd’hui la ligne de front entre les parties libyennes.

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« Pour comprendre la situation à Syrte aujourd’hui, il faut remonter au 6 janvier. À cette époque, la LNA a pris Syrte au GNA. Avant même qu’il n’arrive dans la ville, Haftar avait déjà le soutien de sa tribu [les Ferjani, nombreux dans la ville]. Il devait aussi faire monter à bord la tribu des Kadhadhfa [dont est issu Mouammar Kadhafi]. Un alignement s’est matérialisé à l’époque avec l’accord tacite que Haftar leur accorderait des privilèges et des positions puissantes s’il l’emportait à Tripoli », explique Jalel Harchaoui.

Situation militaire floue

La situation est aujourd’hui radicalement différente. « Les Kadhadhfa savent que Haftar ne prendra jamais Tripoli. Depuis début juin, Syrte est l’épicentre des tensions entre la GNA et la LNA, alors que la population y est confrontée à des conditions de vie qui ont empiré. Les tensions militaires ont provoqué le déplacement d’une partie de la population civile. Le fait qu’internet soit coupé et que nous ne puissions pas collecter d’informations illustre la suspicion et la méfiance qui dominent la ville sous le contrôle de Haftar », poursuit Harchaoui.

Quant à la situation militaire, elle demeure des plus floues. Si Fayez al-Sarraj et Aguila Saleh – le président de la Chambre des représentants à Benghazi – ont triomphalement annoncé un accord de cessez-le-feu le 21 août, les espoirs d’une relance du processus politique ont fait long feu, chaque partie comptant dans ses rangs des éléments peu enclins à la cessation des hostilités.

« Les ennemis rebelles ont tiré au moins 12 missiles GRAD à l’endroit où nos forces sont localisées [autour de l’axe Syrte-Al Jufra] », a ainsi accusé le 27 août Abdulhadi Dirah, l’un des portes-parole des forces du GNA.