À 500 mètres à vol d’oiseau du lieu de la double explosion se dresse un joyau du patrimoine architectural libanais : le palais Sursock. Une demeure aux allures de château nichée dans un écrin de verdure. Trois arches face au port, des fenêtres en arcades, des tourelles et un grand toit de tuiles construits par une famille de commerçants grecs orthodoxes en 1870. Ses descendants l’habitent toujours.
« Il ne reste plus une porte ni une fenêtre intacte », déplore le propriétaire, Roderick Cochrane Sursock, les pieds dans les gravats. « Cette maison a survécu à l’époque ottomane, au mandat français, aux deux guerres mondiales, à la guerre civile du Liban. Et voilà, elle a été soufflée en un instant. L’onde de choc a tout balayé, tout déchiqueté comme une explosion atomique », se désole-t-il.
À l’intérieur, le spectacle est saisissant. Sous les hauteurs de plafonds ornés de bas-reliefs, les tableaux italiens du XVIIe siècle sont éventrés, les sculptures de marbre amputées, des fragments de miroirs et de lustres en cristal jonchent les meubles en morceaux. « Ma mère, qui a 98 ans, était assise là. Les vitres sont tombées, elle a eu les jambes lacérées, et cette porte en fer forgé qui pèse une tonne a failli l’écraser, décrit Roderick Cochrane Sursock. Mon épouse était au premier étage, elle a des contusions partout et un bras cassé. »
Refus des assurances
Passée l’urgence des premiers jours après la double explosion du 4 août, les Sursock évaluent désormais les pertes matérielles. « Je me sens chaque jour de plus en plus mal parce que je réalise petit à petit l’ampleur des dégâts. Les dommages sont incommensurables, le travail de reconstruction va être pharaonique », dit le propriétaire. Avec l’aide de nombreux bénévoles venus prêter main-forte, les Sursock balaient les débris, trient ce qui peut être sauvé et plient bagage.
Les assurances privées refusent d’avancer les frais tant que les causes de l’explosion ne sont pas déterminées.
« Il faut vider la maison pour la consolider. Certains murs doivent être démontés. L’étage supérieur va être refait, la toiture également. Nous enlevons les tuiles, et nous avons commandé des bâches de façon à rendre la maison étanche, car la saison des pluies va bientôt arriver. » Le coût des réparations s’élève à plusieurs millions d’euros.
L’État, déjà ruiné par une crise économique sans précédent, n’offre guère d’aides, et les assurances privées refusent d’avancer les frais tant que les causes de l’explosion ne sont pas déterminées. Pour s’en sortir, les Sursock comptent sur des dons privés. Mais, à terme, ils devront revoir le modèle économique du palais. Depuis quelques années déjà, les jardins étaient loués pour organiser des mariages et des réceptions. La famille envisage un accès public à d’autres pièces, voire d’ouvrir un musée.

Un chat parmi les débris de la double explosion meurtrière de Beyrouth. © Hassan Ammar/AP/SIPA
Les promoteurs immobiliers rôdent
Selon l’Unesco, il faudra plus de 300 millions de dollars pour reconstruire le patrimoine architectural de Beyrouth. À quelques rues du palais Sursock, les quartiers de Gemmayzé et de Mar Mikhaël sont parmi les plus touchés par l’explosion. Dans les ruelles étroites, de nombreuses maisons traditionnelles datent de la fin du XIXe siècle. À cette époque, Beyrouth devient l’un des plus importants ports de Méditerranée. La bourgeoisie commerçante libanaise fait construire des villas d’un nouveau style à proximité des quais. Résultat du mélange entre Orient et Occident, elles sont reconnaissables à leurs trois arches vénitiennes tournées vers la mer, leurs toits en tuiles de Marseille et leurs sols en marbre.
Au fil du temps, ces maisons ont progressivement laissé place à des immeubles modernes plus rentables. Mais, contrairement au centre-ville de Beyrouth, rasé et transformé en centre d’affaires ultramoderne après la guerre civile (1975-1990), les quartiers de Gemmayzé, de Mar Mikhaël et du port avaient su conserver leur caractère traditionnel et leurs habitants.
« Cet endroit est l’un des poumons de la vie culturelle libanaise, c’est un mélange cosmopolite de jeunes et de moins jeunes, de petits artisans, de théâtres, de bars, de restaurants, de designers… Ce sont des quartiers très vivants, et c’est tout ce tissu culturel qu’il faut préserver », dit Fadlallah Dagher, architecte et propriétaire d’une maison traditionnelle en plein cœur de Gemmayzé.
Un promoteur immobilier, la première chose qu’il va faire, c’est détruire la maison pour faire des immeubles à la place.
Chaque jour, l’architecte fait le tour des voisins pour évaluer l’ampleur des dégâts et le coût de la réhabilitation. Selon lui, il faut éviter à tout prix que les habitants sinistrés ne quittent le quartier. Car, derrière les ruines, les promoteurs immobiliers rôdent déjà. Par téléphone ou directement sur le palier, des agents immobiliers sillonnent les quartiers endommagés pour proposer aux propriétaires accablés par l’ampleur des destructions et le prix des réparations de leur racheter leurs vielles bâtisses à bon prix.
Mobilisation des défenseurs du patrimoine
« Un promoteur immobilier, la première chose qu’il va faire, c’est détruire la maison pour faire des immeubles à la place. Ils sont à l’affût, beaucoup de gens ont reçu des propositions, ce sont des vautours », dit Roderick Cochrane Sursock, ulcéré à l’idée de vendre. Face à la prédation foncière, les défenseurs du patrimoine ne sont pas seuls.
Pour aider les propriétaires à déblayer leurs maisons ou à se reloger le temps des réparations, des centaines de citoyens libanais ont répondu présent. À l’étranger aussi, l’aide s’organise. Des dizaines de donateurs privés ont promis de soutenir la reconstruction des bâtiments historiques.
C’est l’occasion de créer une dynamique pour former de jeunes artisans qui enseigneront ensuite aux générations suivantes comment maintenir ces maisons
« Ça a mis en lumière le patrimoine comme jamais. Avant, les maisons disparaissait une à une, et les gens ne s’en rendaient pas vraiment compte, constate Fadlallah Dagher. C’est l’occasion de créer une dynamique pour former de jeunes artisans qui enseigneront ensuite aux générations suivantes comment maintenir ces maisons », espère-t-il.
Beyrouth, ville d’expérimentation
En plus de leur caractère historique, les quartiers de Mar Mikhaël, de Gemmayzé et du port attiraient depuis des années de nombreux architectes libanais et étrangers. Leurs bâtiments modernes, qui côtoyaient les villas ottomanes et les petits immeubles du XXe siècle, ont été eux aussi soufflés par l’explosion. « C’était une ville d’expérimentation », dit Lina Ghotmeh, une architecte franco-libanaise qui a grandi au Liban durant la guerre civile.
Cet événement nous donne envie de créer à nouveau
Son projet phare, le Stone Garden, situé à quelques dizaines de mètres du port de Beyrouth, se voulait un lieu de mémoire – conçu comme un bunker, c’est ironiquement l’un des bâtiments qui a le mieux résisté à l’explosion. Tandis que les maisons traditionnelles seront restaurées à l’identique, Lina Ghotmeh espère quant à elle pouvoir garder quelque chose de l’explosion dans ses murs.
« Cet événement nous donne envie de créer à nouveau, dit-elle. Comme toute la démarche du bâtiment était de raconter la mémoire de la ville, j’aimerais aussi raconter cette explosion. Quand on regarde tous ces éclats, ces cristaux de verre par exemple… Il y a quelque chose à inventer autour de ça, pour se souvenir. »