« Ce n’est qu’un coup médiatique. La Turquie avec ses navires se prépare à attaquer Syrte et al-Joufra. La vérité, c’est ce qui se passe sur le terrain. Nos forces armées sont prêtes à affronter l’ennemi. » C’est avec cette déclaration relayée par le média Al-Wasat Libya que le porte-parole de Khalifa Haftar, Ahmed al-Mismari, a commenté l’annonce de cessez-le-feu ce 21 août par le chef du Gouvernement d’entente nationale (GNA) de Tripoli, Fayez al-Sarraj, et le président du parlement de Tobrouk, Aguila Saleh.
Interviewé quelques heures après cette sortie par la chaîne saoudienne Al-Arabiya, Ahmed al-Mismari a alors tempéré ses proposœ: le camp de Haftar ne rejetterait pas formellement l’accord, mais « le texte du GNA a été rédigé par Ankara » a insisté Ahmed al-Mismari.
« Il s’agit d’une première avancée constructive qui montre la détermination des dirigeants libyens à surmonter l’impasse actuelle et crée un nouvel espoir pour un terrain d’entente », venait tout juste de déclarer Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères.
Une volonté de pragmatisme dans les deux camps
L’émissaire par intérim de l’ONU en Libye, Stephanie Williams, n’a pas hésité elle à parler d’une « occasion historique » à ne pas manquer. Si les déclarations d’al-Mesmari ont quelque peu douché ces espoirs, il est encore trop tôt pour remettre en cause l’accord annoncé le 21 août, selon Jalel Harchaoui, chercheur au Clingendael Institute : « Si les combats éclatent à Syrte dans les prochains jours, on aura raison de s’inquiéter. Mais le 21 août nous avons observé quelque chose de remarquable et de nouveau : une volonté de pragmatisme de la part des deux camps. »
Pour la première fois, l’Égypte s’est dit favorable à une initiative qui va à l’encontre de Haftar.
« Pour la première fois, l’Égypte s’est dit favorable à une initiative qui va à l’encontre de Haftar. De l’autre côté, la Turquie reste silencieuse. On sort alors du schéma maximaliste classique », poursuit le spécialiste. En effet, la réaction du président égyptien ne s’est pas fait attendre : dans la matinée du 21 août, il affirmait que le cessez-le-feu pouvait représenter « une étape fondamentale pour une solution politique ».
Désaccord interne
Au sein de l’alliance pro-Haftar, deux camps sont ainsi en train de se distinguer : d’un côté les « pragmatiques », l’Égypte suivie par la Russie, de l’autre les seigneurs de la guerre « absolutistes », Khalifa Haftar et ses alliés les plus proches : les Émiratis, explique Harchaoui.
Les déclarations confuses d’al-Mismari et la prise d’initiative d’Aguila Saleh dessinent en creux le désaccord interne subsistant entre le chef de la Chambre des représentants de Tobrouk d’un côté, et le maréchal de l’autre.
« Haftar est obligé de vouloir la guerre, car c’est la seule dynamique qui le rend influent », observe Jalel Harchaoui. Ce n’est pas la première fois que le maréchal reste exclu des décisions de son rival interne : fin mai, Aguila Saleh rencontrait les leaders des milices alliés du camp pro Haftar… sans Haftar.
La montée en puissance d’Aguila Saleh
Comme le révèle Middle East Monitor, le président de la Chambre des représentants envisage de nommer le général Abdulrazzak al-Nadouri comme successeur de Haftar. Selon Emmanuel Dupuy, le président de l’IPSE (Institut prospective et sécurité en Europe), la communauté internationale est aussi à la recherche de « nouveaux interlocuteurs » en Libye, et parmi les noms qui commencent à circuler figure celui de Aguila Saleh. Même Emrullah Isler, l’émissaire d’Erdogan dans le pays, a récemment fait savoir que la Turquie serait prête à reconnaître le chef du parlement de Tobrouk comme « un acteur légitime » qui pourrait remplacer un « dictateur raté ».
Quant à l’accord du 21 août, Fayez al-Sarraj et Aguila Saleh ne semblent pas d’accord sur tout, comme l’indiquent deux déclarations de cessez-le-feu conjointes mais différentes. Les deux textes évoquent la souveraineté de la Libye, l’expulsion des mercenaires et l’ouverture d’un compte bancaire auprès de la Libyan Arab Foreign Bank, un institut bancaire offshore, où seraient temporairement versés les recettes provenant des exportations d’hydrocarbures.
Ce cessez-le-feu a une dimension économique extrêmement importante
Cela permettrait de résoudre l’épineuse question de la rente pétrolière, alors que la majeure partie des sites pétroliers se situent dans l’Est du pays mais que les revenus de la NOC, la compagnie pétrolière nationale, sont versés dans les caisses de la Banque centrale de Tripoli, à l’Ouest. « Il faut rappeler qu’il n’y a pas eu de combat à la veille du 21 août. Ce cessez-le-feu a une dimension économique extrêmement importante », souligne Harchaoui. Pour le chercheur, le GNA est en train d’adopter une attitude moins belliqueuse par rapport au mois de juin.
Levée des blocus
Le principal objectif de l’accord serait alors de rendre possible « une reprise de l’économie qui est étranglée, aussi à cause du blocus des exportations » (les sites pétroliers en Cyrénaïque sont sporadiquement bloqués par des chefs de tribus loyales aux autorités de l’Est, ndlr). Ce 23 août, des centaines de Tripolitains sont descendus dans les rues pour exprimer leur ras de bol contre la détérioration de leurs conditions de vie. Des difficultés qui à long terme pourraient fragiliser la légitimité du GNA.
Côté GNA, le texte évoque également une élection présidentielle prévue en mars 2021, alors que le président du parlement de Tobrouk soutient l’idée d’un nouveau Conseil présidentiel basé à Syrte et qui serait composé de trois membres représentant les trois macro-régions du pays : la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan.
« Avec des élections, Aguila Saleh risquerait de sauter. C’est une tentative évidente de déplacer les institutions vers l’Est du pays. C’est le principal point de désaccord », commente Harchaoui. L’option d’une modification du Conseil présidentiel a déjà été présentée début juin lors de l’initiative du Caire et alors que les troupes de Khalifa Haftar étaient repoussées de la Tripolitaine.
Zones démilitarisées
Syrte, l’ancien fief de Kadhafi où l’État islamique avait réussi à établir un territoire en 2016 est redevenue la ligne de front principale du conflit libyen. La reconquête de cette zone stratégique pour ses sites pétroliers permettrait au GNA de peser davantage dans les négociations, comme l’a confirmé le ministre de l’Intérieur du GNA Fathi Bachagha : « Il y aura des négociations politiques avec l’Est, mais nous devons d’abord prendre Syrte et Al-Joufra. Nous devons empêcher la Russie d’y installer ses bases », affirmait-il en juillet, Erdogan lui faisant écho.
Aujourd’hui, le ton a changé : le GNA propose dans son plan de cessez-le-feu de « démilitariser les régions de Syrte et d’Al-Joufra dans le cadre d’accords sécuritaires », reprenant ainsi la proposition d’une zone-tampon par le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Mass. Une idée immédiatement contestée par Khalifa Haftar, mais qui ne suscite pas une réaction épidermique de rejet chez Aguila Saleh.