« La famille est comme la forêt : si tu es dehors, elle est dense ; si tu es dedans, tu vois que chaque arbre a sa place », dit le proverbe akan en préface du premier roman de Yaa Gyasi, Homegoing, retitré en français « No home ». Cette saga familiale retrace les trajectoires de demi-sœurs et leurs descendants depuis le pays fanti et ashanti, au XVIIIe siècle, jusqu’aux États-Unis des années 2000. Elle a propulsé l’autrice, à 27 ans, sur la scène littéraire internationale.
Déclenchée, raconte-t-elle, par un séjour en 2009 au Ghana, son pays de naissance qu’elle a quitté à l’âge de 2 ans, l’écriture de ce récit plonge, par l’intime, dans les ressorts de l’Histoire. Sans intention pédagogique : « Je ne pense pas que ce soit le rôle d’un écrivain de parler de l’Histoire à travers la fiction ou de changer le monde, considère celle qui a toujours voulu être auteure. Le mieux que l’on puisse espérer est une littérature avec une certaine résonance émotionnelle. »
Dynamique fascinante
« Sublime Royaume », de Yaa Gyasi, a été traduit en français par Anne Damour. Il est paru aux éditions Calmann-Levy le 19 août (324 pp. 20,90 euros). Il sortira aux États-Unis en septembre.
Et Yaa Gyasi a le talent nécessaire pour décrire les émotions, pour que les personnages s’incarnent aisément, que ce soit par un récit choral dans No home ou dans l’intimité du « je » utilisé dans Sublime Royaume. Elle y explore à nouveau les relations de filiation avec perspicacité, cette fois entre une mère et sa fille. « C’est une dynamique fascinante, confie-t-elle. Il y a tant à dire sur les attentes, les ombres, la tendresse, le devoir et l’héritage. »
Gifty, la narratrice, s’approche de la trentaine. Neuroscientifique passionnée, elle est née aux États-Unis et vit seule aujourd’hui à Stanford. Le roman s’ouvre avec l’arrivée de sa mère, dépressive, qu’elle décide d’héberger. Commence alors une introspection fine de ce rapport d’attachement et de distance empli de silences et d’incompréhensions. « Pendant longtemps, […] il n’y avait eu qu’elle et moi, mais ce n’était pas un duo naturel. Elle le savait et je le savais, et nous tentions, chacune, d’ignorer cette vérité – nous avions été quatre, puis trois, puis deux. »
Je devins silencieuse et ma mère devint folle »
Des épreuves fondatrices : l’absence du mari et père, retourné vivre au Ghana, pays que lui et sa femme avaient quitté à la naissance des enfants. Puis la mort de Nana, le fils et grand-frère, d’une overdose d’héroïne. La narratrice avait 11 ans. « Je devins silencieuse et ma mère devint folle. » Dépression et addiction, deux maladies traitées dans Sublime Royaume avec délicatesse, par le prisme de leur impact sur l’entourage.
Science ou religion
Quand les tragédies déroutent, quand l’impuissance, la culpabilité, la honte face à la souffrance des siens s’entremêlent, comment retrouver du sens et du souffle ? La mère cherche réponse dans la religion. La fille, qui adressait son journal intime à Dieu, s’en détourne pour les sciences: « J’avais troqué le pentecôtisme de mon enfance contre cette nouvelle religion, cette nouvelle quête. »
Yaa Gyasi pointe là un premier nœud générationnel, qu’elle déconstruit dans un décryptage fin de ce qui peut motiver le recours à la science et à la religion : chercher des réponses aux questions existentielles. Pour décrire avec autant de précision la profession de la narratrice, Gyasi s’est immergée dans le milieu grâce à une amie neuroscientifique. Quant aux questions religieuses, elle témoigne : « J’ai grandi dans une église pentecôtiste assez semblable à celle que décrit Gifty, je comprends les questions qu’elle soulève. Elle a eu besoin de la science et de la religion à différents moments. »
L’héritage comme un paysage émotionnel
Dans Sublime Royaume, une autre distance se creuse entre mère et fille, dans l’expérience identitaire cette fois, subtilement abordée par Yaa Gyasi : comment parler avec sa mère, qui lui a transmis une culture ghanéenne loin du pays, de ce qu’est être une femme, noire, scientifique, aux États-Unis ? Ces interrogations trouvent écho dans une tribune qu’elle a publiée en juin 2016 dans le New York Times : « Je suis Ghanéenne-Américaine, suis-je noire ? »
Nous reprenons toujours là où nos parents se sont arrêtés »
Si elle retourne peu au Ghana, dit-elle aujourd’hui, elle ne peut « imaginer écrire quelque chose qui n’en ait pas été influencé ». Dans ses romans, le pays est là, dans les questionnements intimes relatifs à la transmission. « J’essaye de penser l’héritage non pas nécessairement comme une chose physique (hériter de la terre ou hériter d’un marqueur facial), mais comme un paysage émotionnel. Nous reprenons toujours là où nos parents se sont arrêtés dans cette course de relais qu’est la vie. Le bâton, ce qui se transmet de génération en génération, porte l’empreinte de la dernière personne qui l’a tenu ; ce peut être un traumatisme ou une fierté. Nous l’emportons avec nous. »
Sublime Royaume vient confirmer le talent de la romancière pour interroger, toucher intimement, nommer des émotions dans des relations complexes, et élargir le prisme de l’individu dans un chant collectif.