Politique

Tunisie – Ghazi Chaouachi : « Nous voulons simplifier l’accès à la propriété »

Le ministre des Domaines et des Affaires foncières veut faciliter les démarches des Tunisiens qui rêvent de devenir propriétaires. Bien que de nombreuses politiques publiques soient activées, leur concrétisation est mise au défi de blocages bureaucratiques ou législatifs.

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Mis à jour le 5 août 2020 à 15:03

Ghazi Chaouachi , ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières, le 26 février 2020 à l’Assemblée, à Tunis. © Ons Abid

Ghazi Chaouchi, ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières, a annoncé « l’activation » d’une série de mesures qui tardent à être mises en place ou qui souffrent de lourdes procédures administratives. L’une des plus importantes étant l’accès à la propriété. Terres agricoles, terrains constructibles, biens immobiliers publics loués depuis des décennies, des centaines de milliers de Tunisiens sont concernés par ces mesures.

Loin d’être de nouveaux projets, ce sont parfois des politiques publiques décidées depuis vingt-cinq ans mais qui n’ont jamais été installées. La présence du parti Courant démocrate à la tête de ce ministère donne un nouvel élan à des dossiers litigieux tels l’affaire des oasis de Jemna. Rencontre avec le ministre en charge de la question, Ghazi Chaouachi.

Nous allons accorder la propriété à des Tunisiens qui ont construit leurs maisons sur des terres étatiques »

Jeune Afrique : Vous êtes à la tête du ministère des Domaines de l’État et des Affaires foncières depuis un peu plus de cinq mois. Vous dites avoir « débloqué » et « activé » l’accès à la propriété pour des centaines de milliers de Tunisiens qui occupent et travaillent des terres agricoles. En quoi cela consiste-t-il ?

Ghazi Chaouchi :Il y a 350 000 hectares qui appartiennent au domaine foncier public agricole que les citoyens exploitent depuis les premières décennies de l’État post-indépendance. Une loi de 1995 devait leur attribuer la propriété des terres, mais les procédures étaient tellement lentes qu’au bout de vingt-cinq ans, seuls 300 agriculteurs sur 50 000 ont pu en bénéficier. Et pour cause : le décret d’application n’a été publié qu’en 2015. Parmi les aberrations, les héritiers n’avaient pas le droit d’accéder à la propriété en cas de décès de l’exploitant initial.

Quand l’État accuse des retards de vingt ans, on ne peut demander aux citoyens de rester en vie le temps de finir les démarches. C’est insensé. Nous allons simplifier les procédures afin de gagner du temps et d’offrir la possibilité de racheter les terres.

Concernant les citoyens qui ont construit sur des terres non agricoles propriétés de l’État, quelle solution proposez-vous ?

Nous allons accorder également la propriété à des Tunisiens qui ont construit leurs maisons sur des terres étatiques. À condition que le bien soit inclus dans un plan d’aménagement et réalisé avant l’an 2000. Donc, les logements bâtis à la hâte après la révolution sont exclus. Le prix du mètre carré sera symbolique : entre 5 et 20 dinars (1,5 € à 6 €).

Concrètement, si quelqu’un n’est pas propriétaire du terrain sur lequel il a construit, sa maison n’a aucune valeur. Ainsi, quand l’État lui vend, par exemple, un terrain de 200 m2 à 1 000 DT (environ 300 €), ajouté à cela la valeur du bien bâti pour à peu près 50 000 DT (15 000 €)… c’est un capital conséquent qui lui est offert. Demain, il pourra vendre, hypothéquer, acheter des participations, construire d’autres étages, hériter, etc.

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Nous venons de lancer cette opération en juillet, environ 400 dossiers ont déjà été régularisés. Pour prendre la mesure de la tâche restante, il y a 1 246 cités résidentielles établies sur des terres de l’État sur une superficie de 12 000 hectares.

Le troisième dossier d’appropriation, ce sont les « propriétés des étrangers ». Il y en a environ 7 000, dont moins de la moitié a été vendue… 

L’État tunisien les a achetées et devait les rénover pour les revendre. Néanmoins, plusieurs décennies après la signature de l’accord entre la France et la Tunisie, il n’y a eu que 3 000 ventes et 4 000 sont en attente, parfois menaçant ruine. Nous avons constaté la présence de nombreuses conditions rédhibitoires comme le fait que la valeur du bien est fixée par l’expert des domaines de l’État, selon les prix du marché. Les tarifs explosent. Les locataires sont souvent des foyers modestes. Le rôle de l’État n’est pas de ponctionner les catégories sociales défavorisées. Un projet de loi sera soumis à l’Assemblée afin de faire évoluer ces conditions.

Pourquoi y a-t-il toujours un décalage entre la mise en place d’une politique publique et sa concrétisation sur le terrain ?

Nous trouvons des textes de loi sans les décrets pour les appliquer. Cela ralentit le processus. Dès mon arrivée à la tête de ce ministère, j’ai rencontré des obstacles à la mise en place de certaines dispositions. D’où viennent-ils ? C’est la formulation des textes de loi qui est problématique.

Nous voulons ancrer les jeunes dans la terre. Nous voulons qu’ils aiment et qu’ils travaillent leurs parcelles »

Autre exemple de l’échec de l’application de certaines politiques publiques, l’allocation de parcelles agricoles à de jeunes diplômés chômeurs. Annoncée en grande pompe en 2018, cette allocation n’a eu qu’un seul bénéficiaire. Que comptez-vous faire ?

Lors de ma prise de fonction en 2020, ce projet n’avait pas encore démarré. L’idée est pourtant intéressante : ancrer les jeunes dans la terre. Nous voulons qu’ils aiment et qu’ils travaillent leurs terres. Or, certaines parcelles ne sont pas aménagées, ne sont pas fertiles, sans accès à l’eau d’irrigation… Elles sont divisées en différents lots de sept à dix hectares. Nous voulons les louer sans puits, ni outils, ni financement… Sans compter que les jeunes doivent payer le loyer dès le premier mois… et on leur dit grossièrement : « Débrouillez-vous ! » C’est irréaliste.

Il y a un réel besoin de formation, de financement et d’encouragements fiscaux. C’est ce que nous allons proposer. C’est la propriété de l’État, partant, propriété du peuple ! Et la fonction de l’État est de bien gérer ces biens. Nous avons tous vu durant la période du confinement le rôle stratégique de la production locale.

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Les terres étatiques sont mal exploitées, parfois abandonnées, au point d’être appropriées par des citoyens sans motif légal. Combien de terres ont pu être récupérées ? 

De 2013 à 2020, l’État a récupéré environ 78 000 hectares. Ceux qui se sont approprié ces terres ont travaillé pour leurs propres comptes et ont encaissé les bénéfices. Malheureusement, seul un quart d’entre elles a été exploité après sa reprise. La seule expérience qui a commencé par une appropriation, mais qui a finalement servi l’intérêt général, c’est l’expérience de Jemna.

Pourquoi l’expérience de l’oasis de Jemna, au sud de Kebili, fait-elle exception ?

Ce sont deux fermes, propriétés de l’État, louées à des prix très bas à des proches du régime avant la révolution. Les revenus de ces palmeraies ont été utilisés pour réparer des hôpitaux, pour allouer des bourses aux étudiants de la région ou pour acheter du matériel pour les institutions publiques.

Quand j’ai reçu les représentants de l’association de Jemna, ils ont admis qu’il s’agissait d’une propriété étatique, qu’ils étaient redevables des loyers des années passées et qu’ils devaient signer un nouveau contrat. Ce sera le premier contrat dans le cadre de la loi sur l’économie sociale et solidaire, adoptée en juin 2020.

La lutte contre la corruption est une priorité pour tous les Tunisiens

Votre parti, le Courant démocrate, a fondé sa ligne politique sur la lutte contre la corruption. Pourtant, dès votre première expérience ministérielle, vous vous retrouvez avec un chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, dans une situation de conflits d’intérêts. C’est paradoxal.

Il est vrai que nous avons fondé notre discours et notre identité sur la lutte contre la corruption, qui est une priorité pour tous les Tunisiens. Toutefois, nous n’allons pas punir l’ensemble d’un parti pour avoir proposé un chef du gouvernement. Si c’est le cas, alors le chef de l’État aussi devrait être sanctionné. De même pour les 127 députés qui ont voté la confiance.

Nous avons défendu Elyes Fakhfakh, car nous étions convaincus de son innocence. Si la justice le condamne, alors, nous pourrons dire que nous nous sommes trompés dans notre choix ou bien dans sa défense. Seuls ses adversaires politiques saisissent cette occasion pour l’attaquer et le condamner. Je ne suis pas son adversaire. 

Les négociations pour le prochain gouvernement viennent à peine de commencer. Où vous positionnez-vous ?

Si mon parti décide de participer au prochain gouvernement, je souhaite continuer mon travail à la tête de ce ministère. Ces projets en cours me tiennent à cœur.