[Tribune] Numérique : l’Afrique veut donner de la voix

Avec un fort taux de citoyens connectés, nombre de pays africains ont, face à la pandémie de Covid-19, opté pour des applications de traçage. Qui suscitent néanmoins des inquiétudes concernant les droits fondamentaux et les libertés.

Le continent africain comptera, dès 2020, 660 millions de personnes équipées d’un smartphone, sur une population de plus de 1,3 milliard d’habitants. © Emmanuele Contini/NurPhoto/AFP

Le continent africain comptera, dès 2020, 660 millions de personnes équipées d’un smartphone, sur une population de plus de 1,3 milliard d’habitants. © Emmanuele Contini/NurPhoto/AFP

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  • Jean-Louis Corréa

    Agrégé des facultés de droit, Professeur à l’Université virtuelle du Sénégal, membre de l’institut des droits fondamentaux numériques, IDFRights

Publié le 9 juillet 2020 Lecture : 4 minutes.

Selon les estimations, le continent comptera, dès 2020, 660 millions de personnes, sur une population de plus de 1,3 milliard d’habitants, équipés d’un téléphone intelligent, soit un taux de pénétration de 55 %. Cet avenir numérique enchanteur a conduit nombre d’États africains à élaborer une stratégie nationale pour le numérique.

Mais force est de constater que la transformation numérique du continent manque de « vision prospective claire, inclusive et endogène » et n’aboutit pas aux résultats escomptés.

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Dans le contexte du Covid-19, la pénétration suffisante du numérique en Afrique a suscité l’espoir de sa mise à contribution afin de juguler la propagation de la maladie en assurant le traçage numérique des malades et de leurs contacts.

Recensement d’actions

Mais loin des limites techniques qu’une éventuelle application aurait pu révéler, c’est plus du point de vue des droits fondamentaux et des usages que des inquiétudes pourraient naître. Des actions existent dans un contexte plein d’enseignements pour le futur.

En Afrique, l’État et les acteurs privés du numérique ont apporté leur contribution à la lutte contre le Covid-19. Mais pour plusieurs raisons et dans bien des pays, le processus de maturation des solutions proposées a pris une courbe contraire à celle de la maladie, ne rendant pas compte de l’agilité éprouvée des technologies de l’information et de la communication (TIC).

Au Sénégal, de nombreuses initiatives existent, dont l’application « Alerte santé Sénégal ». Ce type d’application, informatif et d’autodiagnostic, est le plus usité dans les États africains comme réponse digitale au Covid-19. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, qui a développé le même type d’application permettant d’assurer un test personnel au Covid-19 avec la possibilité d’alerter les autorités sanitaires et policières, pour la prise des mesures nécessaires.

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Ghana et Rwanda, champions du continent

La deuxième initiative sénégalaise, Daancovid19, a pour objectif d’élaborer une application de nature à aider à la gestion des malades et de leurs contacts. La phase de conception terminée, resterait les aspects éthiques et juridiques de la mise en œuvre d’une telle solution.

Le Ghana, avec le Rwanda, fait partie des champions du numérique en Afrique. Dès le mois d’avril, le gouvernement ghanéen a mis en œuvre une application dénommée Covid-19 Tracker App, sans engager de débat national sur les potentiels atteints aux droits numériques fondamentaux que pourraient engendrer ce nouvel outil. Le gouvernement a cependant donné des gages de respect des données personnelles des citoyens après la mise en œuvre de l’application.

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Une procédure similaire a été suivie par le Maroc, avec, toutefois, un avis favorable donné par l’autorité chargée de la protection des données à caractère personnel, préalablement au lancement de l’application.

L’intérêt général plutôt que les droits et les libertés

Dans ces différents pays africains, le modèle dominant est celui qui prend appui sur le contexte d’état d’urgence sanitaire pour prendre toutes les mesures, y compris technologiques, de nature à permettre une lutte efficace contre la pandémie. Il n’a pas été question de chercher, en amont, l’assentiment des citoyens, par un débat national ou institutionnel inclusif. L’intérêt général a primé les droits et libertés fondamentaux des citoyens.

Grâce aux réseaux sociaux est née une opinion au consensus mou

Mais, au-delà du droit, un effort important est nécessaire en vue de l’acceptabilité sociale de telles solutions, le numérique ayant engendré le passage d’une société pyramidale à une société polycentrique. Grâce aux réseaux sociaux, une nouvelle opinion, au consensus mou, est née, mais à l’exigence et à la méfiance exacerbées sur toutes les questions touchant aux droits fondamentaux numériques, avec un fétichisme des données personnelles prenant les accents d’une nouvelle religion.

Pour l’avenir, que faire ?

Toute solution de traçage numérique devrait, afin de préserver ses chances de succès, marquer son ancrage technologique et sociétal en Afrique. L’hébergement des plateformes, la conservation des données collectées doivent être assurés par des opérateurs domestiques, pour garantir la souveraineté numérique des peuples africains. L’opinion publique jugera toute proposition de traçage numérique à la lumière de la préservation de ses droits individuels et collectifs.

Le Covid-19 précipite le continent africain à la croisée des chemins, entre désespoir et espérance. Forte de la jeunesse de sa population, principal frein aux effets pandémiques des crises sanitaires modernes, l’Afrique est traversée par une dystopie conduisant nombre de ses jeunes, à la poursuite d’un avenir meilleur hors les frontières du continent, dans « le ventre de l’Atlantique ». N’ayant pu tirer un réel profit des révolutions précédentes, la révolution numérique est porteuse d’un surgissement à la fois économique et écologique, d’une nouvelle utopie.

En Afrique, l’ego est naissant

La tension, dans plusieurs États africains, s’est très vite posée entre intérêt public et intérêt privé. La vie privée ne s’exprime pas de la même manière dans les sociétés africaines que dans le monde occidental. Les sociétés africaines sont encore traversées par les figures du « nous », le « je » n’y étant que balbutiant ». La loi de l’État s’y heurte toujours à la loi des hommes, de groupes aux intérêts éclectiques. Alors, plus que le droit et ses certitudes, c’est l’anthropologie qui doit y venir au secours des usages du numérique.

Le numérique est éructant d’un sentiment nouveau de nationalisme digital, conséquence d’une « pensée désenchantée » largement partagée. À singulariser un droit numérique fondamental, les peuples d’Afrique opteraient pour le droit à la souveraineté numérique, le droit à la non cybercolonisation. Ce qui serait une participation fondamentale à l’édification de droits numériques fondamentaux universels.

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