Depuis 17 ans, il est Wali de Bank Al-Maghrib (BAM), la Banque centrale marocaine, qui décide de la politique monétaire du royaume. Pour certains, il est le « Alan Greenspan marocain », en référence à l’emblématique ancien patron de la Réserve fédérale américaine (FED). Abdellatif Jouahri collectionne par ailleurs les distinctions au niveau international. En 2019, il figurait pour la troisième année consécutive parmi les dix meilleurs gouverneurs de banques centrales au monde, sur les 94 responsables internationaux passés au crible par les experts du magazine new-yorkais Global Finance. Il a été également nommé comme « banquier central de l’année 2019 » en Afrique, par le magazine The Banker adossé au Financial Times.
Les crises, ce financier de 81 ans en a vu défiler au Maroc comme à l’international : le lancement du Plan d’ajustement structurel (PAS) dans les années 1980 quand il était déjà ministre des Finances, les réformes bancaires des années 1990 quand il dirigeait BMCE (actuellement Bank of Africa) et présidait le groupement bancaire (GPBM), sans parler de la crise financière de 2008 quand il tenait déjà les manettes de Bank Al-Maghrib.
Alors pour cette crise du coronavirus, Abdellatif Jouahri a capitalisé sur toute son expérience et expertise pour préserver ce système bancaire qu’il a consolidé, tout en prenant les mesures adéquates pour assurer une relance. Passage en revue.
Jeune Afrique : En quoi la crise du coronavirus est particulière, en ce qui concerne l’économie marocaine ?
Abdellatif Jouahri : D’abord, il faut rappeler que les crises observées ces dernières décennies suivaient souvent le même mode opératoire : une euphorie sur les marchés qui conduit à des comportements irrationnels parallèlement à une baisse de la vigilance au niveau prudentiel, jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’une bulle s’est formée et est sur le point d’exploser, engendrant ainsi un mouvement de panique.
Cette fois-ci, c’est une crise d’abord sanitaire, qui a amené les autorités à mettre en place des restrictions qui se traduisent par un arrêt quasi-total de l’activité économique. Par la vitesse de sa propagation et son ampleur, la crise nous a appris que la situation peut changer subitement et d’une manière qu’on ne peut pas anticiper.
Quels sont les grands enseignements à en tirer alors ?
Le premier enseignement est qu’on est beaucoup plus vulnérable qu’on ne le croit et nos capacités de réponse peuvent s’avérer bien limitées dans certains cas. Nous avons réalisé à quel point c’est important d’investir dans les systèmes de santé et de renforcer les filets sociaux, surtout dans les pays où les activités informelles sont répandues.
nous avons la preuve encore une fois que les crises posent des défis certes, mais offrent également des opportunités
Nous avons également pris conscience à quel point nous sommes interconnectés et dépendants les uns des autres, ce qui arrive à l’autre bout du monde peut nous affecter et nous devrions nous en préoccuper. Malheureusement, nous avons constaté aussi que les situations de panique peuvent conduire à des comportements égoïstes et individualistes, au moment où la coopération et la coordination internationales se présentent comme le choix collectif optimal.
Enfin, nous avons réalisé l’étendu des opportunités qu’offrent les nouvelles technologies et que la lutte contre le changement climatique est un défi possible à relever. Pour résumer, nous avons la preuve encore une fois que les crises posent des défis certes, mais offrent également des opportunités.
Comment la Banque centrale gère-t-elle cette situation ?
Les services de la Banque suivent très étroitement l’évolution de la situation. Lors des réunions mensuelles du Comité monétaire et financier que je préside, nous passons en revue les dernières données disponibles et leur impact sur la trajectoire de l’économie en comparaison avec les projections de la Banque.
Cela nous permet d’anticiper de manière précoce tout écart important par rapport au scénario central ayant fondé la décision de politique monétaire. Les fortes incertitudes qui entourent les perspectives économiques depuis le début de la crise font que plusieurs scénarios d’évolution sont vraisemblables. Comme vous l’aurez constaté, certaines banques centrales et institutions internationales ont fait le choix d’en publier plusieurs, d’autres ont opté plutôt pour communiquer sur celui qui paraît le plus vraisemblable sous les hypothèses retenues.
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Et quel scénario retenez-vous pour le Maroc ?
Dans notre cas, nous avons notamment supposé que la reprise, après la levée des restrictions, serait rapide, sous la forme d’un V, et soutenue par les mesures de relance mises en place par le gouvernement et par la Banque centrale. Cependant, si la trajectoire de l’économie s’écarte de manière significative du scénario retenu, une réunion exceptionnelle du Conseil peut être tenue à l’initiative du gouverneur conformément au statut de la Banque, sans attendre la session ordinaire prévue le 22 septembre.
Pourquoi le Maroc ne ferait-il pas tourner « la planche à billets » pour relancer son économie ?
Il faudrait d’abord rappeler que la Banque centrale mène déjà une politique monétaire accommodante qui assure un financement adéquat de l’économie, comme le réitère souvent le FMI dans ses rapports de mission ces dernières années.
si par planche à billet, vous désignez un financement direct et sans conditions du Trésor public, laissez-moi vous préciser que ce n’est pas une option que nous considérons
Depuis le début de cette crise, la Banque a assoupli davantage et de manière significative cette politique : baisse du taux directeur de 75 points de base ; élargissement du collatéral éligible à ses opérations de refinancement qui permet de tripler la capacité d’emprunt des banques ; relâchement temporaire de certaines règles prudentielles ; renforcement de son programme non conventionnel de refinancement des crédits aux TPME…
Ces mesures s’ajoutent à celles prises par le Comité de veille économique dont BAM est membre et à toute la panoplie de mesures prises dans le cadre du programme Intelaka, mis en place en réponse à l’appel de Sa Majesté le Roi dans son discours d’octobre dernier pour accompagner et appuyer le financement des jeunes porteurs de projets et les PME. Dans ces conditions, l’accès au financement a été largement facilité et amélioré aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises quelques soit leur taille. Maintenant, si par planche à billet, vous désignez un financement direct et sans conditions du Trésor public, laissez-moi vous préciser que ce n’est pas une option que nous considérons.
Pourtant, certaines figures politiques suggèrent de recourir à ce mécanisme de financement direct ?
Les personnes qui réitèrent cette suggestion ont tendance à omettre les conséquences d’une telle décision en termes de rémunération de l’épargne, déjà lourdement affectée par le niveau bas des taux d’intérêt, de détérioration de l’équilibre extérieur de l’économie, d’impact sur les réserves de change qui constituent l’un des baromètres centraux pour une économie comme celle du Maroc, mais également des pressions inflationnistes et de la perte du pouvoir d’achat que cela engendrerait pour le citoyen.
Comme je le réitère souvent, il ne faut jamais oublier les enseignements des crises que nous traversons. Et le Maroc en a justement connu une dans les années 1980 dont l’origine n’était autre que ce genre de choix imprudents et non responsables. Il aura fallu près d’une vingtaine d’années pour que notre pays puisse dépasser les séquelles de l’ajustement structurel et je ne pense pas qu’il soit sage d’envisager aujourd’hui des politiques qui ne peuvent que produire les mêmes résultats.
En termes nominaux, le niveau actuel de 1,5 % du taux directeur est le plus bas historiquement
Avec un taux directeur de 1,5 % et une inflation prévue de 1 %, le taux réel ressort à 0,5 %. Pouvez-vous nous confirmer que c’est le taux le plus bas que le Maroc n’ait jamais connu ?
En termes nominaux, le niveau actuel de 1,5 % est effectivement le plus bas historiquement. En revanche, en termes réels, on a même enregistré un taux négatif en 2008. L’inflation a été à 3,7 % et le taux directeur à 3,5 %, soit un taux réel de -0,2 %.
Quel serait l’impact en termes de crédit ? N’est-ce pas là une autre manière même de faire tourner « la planche à billets » ?
Certes, des taux bas impactent positivement la croissance du crédit, mais l’ampleur de cet impact dépend également de la demande. Dans des conjonctures difficiles où il y a manque de visibilité, les opérateurs préfèrent attendre avant de lancer des projets d’investissement et les ménages ont tendance à reporter leurs acquisitions de biens durables.
Ceci dit, on ne peut pas comparer une situation de taux bas à une politique de « planche à billets ». Dans le premier cas, l’argent est injecté dans l’économie à travers le système bancaire selon ses besoins estimés par la Banque centrale et avec un collatéral. Les banques de leurs côtés octroient des crédits, en grande partie, à l’économie réelle selon les règles du marché à un prix qui tient compte du coût de l’argent, mais également du niveau du risque.

Bank Al-Maghrib, la banque centrale marocaine © ActiveSteve /Flickr
Libérer intégralement le compte de réserve au profit des banques ne met-il pas en péril le secteur bancaire ? Pourquoi aller jusqu’à cette mesure alors qu’il s’agit d’une des principales règles prudentielles qui font l’efficacité du système monétaire ?
Depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, en mars dernier, la situation de liquidité du système bancaire s’est nettement détériorée avec un déficit qui a dépassé les 100 milliards de dirhams (9,2 milliards d’euros), contre un niveau déjà élevé de 62 milliards de dirhams enregistré à fin 2019. Le caractère structurel de ce déficit de liquidité, qui est lié à la hausse tendancielle de la monnaie fiduciaire depuis 2017, a conduit le Conseil de Bank Al-Maghrib à libérer intégralement le compte de réserve des banques en vue d’injecter de manière permanente de la liquidité qui se chiffre à 12 milliards de dirhams et donner plus de marge aux banques pour maintenir la distribution des crédits aux ménages et aux entreprises en cette période de crise.
cette décision permet d’augmenter la capacité des banques en matière d’offre de crédit en vue de soutenir le financement de l’économie en cette période de crise
La décision de libérer intégralement le compte de réserve des banques ne remet pas en cause la gestion du risque de liquidité du système bancaire. Au contraire, cette décision permet d’augmenter la capacité des banques en matière d’offre de crédit en vue de soutenir le financement de l’économie en cette période de crise.
Il est à rappeler que le ratio prudentiel « LCR » – défini par le Comité de Bâle en matière de gestion du risque de liquidité à court terme – permet d’assurer que chaque banque dispose d’un niveau adéquat d’actifs liquides de haute qualité non grevés, pouvant être convertis en liquidité pour couvrir ses besoins sur une période de 30 jours en cas de graves difficultés de financement qui font référence au scénario de la crise financière de 2007/2008.
Ce ratio remplit désormais la fonction de la réserve monétaire qui impose aux banques de constituer un matelas de sécurité afin de faire face aux éventuels retraits massifs de fonds. Mais la réserve monétaire permet aussi d’agir sur la disponibilité des fonds liquides des banques et, par conséquent, sur la capacité d’offre de crédit par ces dernières.