Le génocide des Tutsi du Rwanda reste un impensé et un impensable dans la mémoire collective. Il se raconte de plus en plus dans les livres. Je suis Innocent, de Pierre-François Kettler, se penche à son tour sur cette face sombre de l’histoire de l’humanité. Qu’il aborde par le versant de la jeunesse. Si les adolescents pourront s’identifier à Jean, 7 ans, le roman de l’auteur français, qui a vécu deux ans au Rwanda, s’adresse aussi à chaque lecteur et résonne avec la part d’enfance restée en nous.
Deux bouées
Quand Jean est témoin du massacre de sa famille, qu’il entend à quelques mètres de lui, c’est le premier coup frappé à la porte du malheur. Chaque pas dans l’horreur renforce sa formidable pulsion de vie. Pour éviter d’être noyé par le raz-de-marée qui le submerge, le jeune garçon s’accroche à deux bouées : la phrase « il faut que tu vives », lancée par sa mère avant de le soustraire à la fureur de ses bourreaux hutu, et un cadeau mystérieux offert par son père le jour de son anniversaire.
Il s’échappe du réel grâce à son imagination qui, par exemple, transforme le rouge du sang en sirop de maracujas, les fruits de la passion. Et grâce à ses voyages oniriques dans le Rwanda éternel, où il dialogue avec son frère Aristophane. Il vit en apnée dans des marais. Au sens propre car c’est là qu’il se réfugie, et au sens métaphorique puisque cette figure représente aussi l’atrocité dans laquelle il baigne.
Sidération ou déconnexion
Jean tient grâce à des bouffées d’air. Elles sont apportées par les roseaux et par son regard décalé sur le monde : « On dirait aujourd’hui que Jean est un enfant hypersensible et hyperactif. Il perçoit tout, mais n’a pas les armes intellectuelles pour l’analyser. Il arrange donc cette réalité pour qu’elle lui soit supportable. Nous vivons, adultes, la sidération, quand nous sommes victimes d’une attaque vitale quelle qu’elle soit. Cette sidération, qui donne l’apparence du consentement, est une déconnexion du cerveau. Notre capacité à appréhender le monde disparaît, occultée par un événement extraordinaire, qui n’entre pas dans notre champ de compréhension. En ce sens, nous sommes tous des « innocents ». »
Les mots de Pierre-François Kettler sont polysémiques. Ainsi, Innocent, Jean l’est aussi d’une autre manière : « Innocent est le prénom du père de Jean. C’est aussi le récit d’une transmission. Jean est porteur pendant tout le récit du message de son père. Je suis Innocent exprime plusieurs aspects du récit. D’abord, le « je suis » de l’être humain, porteur d’une conscience. Ensuite, le « je suis Innocent » du verbe « suivre » : moi, Jean, je suis les traces de mon père assassiné, je le garde en moi, je porte sa mémoire. »
Kettler distingue la responsabilité des adultes de celle des enfants soldats
De même que le titre, certains personnages présentent plusieurs faces. Les repères moraux sont clairs, la ligne de démarcation entre les bourreaux et les victimes est tracée. Mais certains personnages naviguent en eaux troubles. Ainsi, quelques Hutu vont aider Jean, y compris des miliciens sanguinaires. De là à les appeler des « justes » ? « Non », tranche l’auteur. Kettler distingue la responsabilité des adultes de celle des enfants soldats : « Anatole est un adulte, il est un bourreau lambda comme il y en a eu tant, qui obéissait aux ordres et faisait même preuve de zèle parce qu’il suivait sa croyance. Donatien est un enfant. Il est une victime, parce qu’enfant. Anatole n’est certainement pas un juste. Mais il est un être humain comme moi, comme vous, et j’aurais pu être lui puisque je l’ai écrit. »
Un survivant, pas un surhomme

« Je suis Innocent », de Pierre-François Kettler, est paru aux éditions Talents Hauts (288 pages, 16 euros). © Éditions Talents hauts
Jean est un héros à visage humain. Il reste prisonnier d’éléments et de volontés qui le dépassent. Il est livré aux aléas du destin, à des rencontres fortuites. Il est un survivant, pas un surhomme. « La collection « Les Héroïques » des éditions Talents Hauts met en exergue des femmes ou enfants, d’obscurs inconnus, en opposition à l’image masculiniste du héros. J’ai personnellement croisé de nombreuses femmes immigrées qui se sont comportées, à mon sens, avec héroïsme, pour tenir malgré tout ce qu’elles avaient pu subir. »
Les paroles du jeune garçon viennent remuer nos tripes et nos consciences
L’autre prénom de Jean est Munyangoma. Il signifie « celui qui frappe du tambour ». Les paroles du jeune garçon viennent remuer nos tripes et nos consciences, conférant à Je suis Innocent à la fois une dimension intime et une fonction mémorielle. Les deux aspects sont revendiqués par Pierre-François Kettler : « Paradoxalement, ce roman est le texte le plus autobiographique que j’aie pu écrire. En ce sens, je suis Jean, cet enfant de 7 ans confronté à l’horreur de l’homme. Pour paraphraser Alain Mabanckou dans son discours inaugural au Collège de France, j’appartiens à cette génération mondiale qui refuse la départementalisation de l’imaginaire parce que consciente que le salut réside dans l’écriture fraternelle, loin d’une factice fraternité définie par la couleur de peau ou la température de son pays d’origine. Donc, oui, je frappe du tambour, avec les mots, pour faire entendre l’horreur qui a existé et qui existera encore tant qu’elle n’aura pas été démasquée, dénoncée, refusée en soi, d’abord. »
En ces temps où l’on déboulonne des statues de figures contestées de notre Histoire, Pierre-François Kettler pose une stèle en hommage aux victimes. D’après un proverbe africain, l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse. Alors que, près de trente ans après les faits, le Conseil d’État français a enfin autorisé la consultation des archives de François Mitterrand sur le Rwanda, l’écrivain fait entendre la voix des héros suppliciés du Rwanda.