Société

Inna Modja : « L’Afrique est en retard sur l’écologie, mais pas plus que les autres »

L’actrice et chanteuse malienne s’est investie à 100 % dans un documentaire sur la grande muraille verte, cette ceinture d’arbres qui s’étire de Dakar à Djibouti. Et confirme son statut d’artiste engagée.

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Mis à jour le 24 juin 2020 à 10:45

La chanteuse et activiste malienne Inna Modja à Paris. © Vincent Fournier/JA

On sent d’abord un décalage assez gênant. On est venu parler avec Inna Modja de la misère et de la désertification du Sahel, au cœur du documentaire La Grande Muraille verte (qui était alors annoncé en salle le 22 avril…). Mais l’on se retrouve à patienter pour l’entretien dans la suite d’un palace cinq-étoiles des Champs-Élysées. Et pour parfaire le grand écart, en ce mois de janvier (la communication autour du film a commencé très en amont de sa sortie), il fait – 2°C dans les rues parisiennes.

Voilà que la porte s’ouvre sur Inna Modja. L’actrice de 35 ans est, comme toujours, sapée comme jamais : col roulé noir jouant sur une transparence audacieuse, pantalon en cuir, baskets blanches immaculées et bijoux aux reflets dorés. Professionnelle, convaincante, il lui suffit de quelques minutes pour prouver la sincérité de son engagement et l’intérêt du film.

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Jeune Afrique : Comment le projet de La Grande Muraille verte vous a-t-il été présenté ?

Inna Modja : C’est Fernando Meirelles [réalisateur et producteur brésilien, connu pour son film La Cité de Dieu, NDLR] qui est venu me trouver avec son équipe. Il est très engagé dans les questions environnementales… Il a déjà fait planter des dizaines de milliers d’arbres pour reboiser une partie de la forêt tropicale brésilienne. Quand il m’a parlé de son projet sur le Sahel, il y a un peu plus de trois ans, j’ai dit oui tout de suite !

On connaît votre engagement contre les violences faites aux femmes, moins votre combat écologiste…

Mon premier album, sorti en 2009, parlait déjà du bio, de la nécessité de privilégier le local pour manger, de l’importance du commerce équitable. On me disait : « Sois fun ! Tu vas ennuyer les gens ! » Un conseil dont je me suis passé.

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Vous vous intéressez aux questions environnementales depuis longtemps ?

Depuis que je suis enfant ! J’ai des racines dans le nord du Mali et, dans le Sahel, j’ai pu voir très concrètement le désert avancer. Mes parents étaient des activistes, des militants, et mon père diplomate qui était fan de Thomas Sankara m’a aussi sensibilisée à son combat pour l’environnement. Par la suite, au début des années 2000, j’ai co-écrit le guide touristique du Petit Futé consacré au Mali, ce qui m’a amenée à traverser le pays, et à observer les conséquences de la désertification : le manque de nourriture et d’eau, les phénomènes de migration, les conflits qui en résultent…

Beaucoup ne réalisent pas les enjeux liés au changement climatique

Avez-vous le sentiment que les problèmes environnementaux sont vraiment pris au sérieux sur le continent ?

Sans doute pas assez. Mais parce qu’il y a des priorités, comme l’urgence alimentaire, qui s’imposent. Oui, l’Afrique est en retard sur l’écologie, mais pas plus que le reste du monde. Il suffit de voir comment les propos de Greta Thunberg sont un peu partout disqualifiés. Quand je discute avec des adultes éduqués, beaucoup ne réalisent pas les enjeux liés au changement climatique. C’est une thématique nouvelle pour beaucoup de gens. Il y a encore un gros travail de sensibilisation à réaliser.

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Pour le documentaire vous êtes allée à la rencontre des personnes qui vivent sur cette ligne de près de 8 000 kilomètres. Qu’avez-vous appris ?

Tellement de choses ! Je pensais bien connaître l’Afrique, mais je ne connaissais rien du tout ! J’ai fait plusieurs voyages de deux à sept semaines, et je suis passée dans des régions où la vie est très dure.

« The Great Green Wall » traite du projet écologique de la Grande Muraille Verte, qui traverse le Sahel. © DR

« The Great Green Wall » traite du projet écologique de la Grande Muraille Verte, qui traverse le Sahel. © DR

On vous voit craquer dans le documentaire : vous pleurez face à un migrant malien coincé au Niger, ne pouvant ni rejoindre l’Europe ni revenir chez lui les mains vides.

En fait j’ai craqué des tas de fois… Je suis souvent passée d’une émotion extrême à l’autre. Ce qui m’a le plus impressionnée, c’est la résilience des personnes que j’ai rencontrées, l’espoir sans limite qui leur permet de tenir. Quel courage, quelle folie, de se lancer dans cette fuite vers l’Europe…

On parle des morts en mer, moins de ceux qui tombent dans le désert, parfois ils sont simplement abandonnés là par les passeurs, ou ils finissent réduits en esclavage. Ces jeunes femmes qui partent en pensant devenir nounous, cuisinières, assistantes de designer, combien en ai-je rencontrées… Et elles finissent prostituées dans des villes occidentales.

Vous avez reçu le soutien de l’Union africaine [UA], qui a initié le projet de grande muraille verte, et de l’Union européenne [UE], qui en est partenaire. Avez-vous eu les mains libres ?

Ce n’est pas un film institutionnel. Les différents partenaires du projet n’ont pas eu leur mot à dire sur le contenu même du documentaire, dont je suis aussi productrice exécutive. Nous avons fait le film qui nous semblait juste. J’ai d’ailleurs toujours des doutes sur le projet de la muraille verte, extrêmement ambitieux et grandiose. Comme il est rappelé lors d’un discours de l’UA, au bout d’un peu plus de dix ans, 15 % environ du programme a été mis en place. En fait, je n’ai pas vraiment de doute sur le fait que la grande muraille soit faisable, mais j’en ai sur le fait qu’on l’érige.

Il faut y croire et se dire que nous, Africains, sommes capables de le faire

Il y a eu beaucoup de critiques. Certains pensent que la région est trop instable, que les populations sont trop dépendantes de la matière organique tirée des arbres… Pour vous, ce n’est pas une utopie ?

Est-ce que c’était utopique de penser qu’on pourrait un jour marcher sur la Lune ? On a réalisé des projets plus grandioses, il faut simplement y croire et se dire que nous, Africains, sommes capables de le faire. Tout a commencé avec onze pays, il y en a maintenant plus d’une vingtaine, nous avons besoin d’un vrai leadership.

Inna Modja dans le documentaire « The Great Green Wall ». © DR

Inna Modja dans le documentaire « The Great Green Wall ». © DR

Vous êtes omniprésente dans le film : vous menez les entretiens, vous chantez… N’avez-vous pas craint qu’on vous reproche de vous mettre trop en avant ?

Je n’ai rien à gagner dans ce projet en tant que personnalité publique. Je suis engagée depuis l’âge de 19 ans, je lutte contre l’excision, dont j’ai moi-même été victime. Je ne veux plus jamais qu’un couteau, qu’une lame, touche une femme. Aujourd’hui, le militantisme, c’est 50 % de mon temps, notamment pour La Maison des femmes [une structure francilienne qui vient en aide aux femmes victimes de violence, NDLR]… Et je le fais la plupart du temps sans publicité, dans l’indifférence.

Vous êtes aussi porte-parole de la marque de chaussures et vêtements Timberland dans sa campagne « Nature Needs Heroes » [contre le changement climatique]. Pourquoi ?

Il ne faut pas oublier que l’industrie de la mode est celle qui pollue le plus. Il faut associer le maximum d’entreprises pour changer les choses. Timberland a décidé de planter 50 millions d’arbres en cinq ans, dont une partie sur la muraille verte.

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Ce documentaire militant est aussi un road-movie musical. On rencontre de grands artistes africains : Didier Awadi, Songhoy Blues… Ce film annonce un nouvel album ?

J’ai envie de reprendre la conversation là où je l’avais arrêtée avec Motel Bamako en 2015. Un disque devrait effectivement sortir cet année, mais avec des choix artistiques encore plus ambitieux. Pour une femme noire africaine, il est compliqué d’échapper aux cases en France. Cette fois je veux des sonorités urbaines, électro, blues, expérimenter des choses pour évoquer une Afrique 2.0 qui n’a pas de limite.


Cinéma – Une muraille composite

Le documentaire « The Great Green Wall » est sorti en salle le 22 juin en France. © DR

Le documentaire « The Great Green Wall » est sorti en salle le 22 juin en France. © DR

Les premières images du documentaire annoncent un étonnant mélange des genres. Tandis qu’une légende nous explique la genèse du projet de grande muraille verte, en 2007, la caméra pénètre dans un studio de répétition où Inna Modja, « musicienne, militante », travaille sur la composition d’une chanson. Un peu plus loin, elle marche seule, très élégante, sur les dunes blanches du Sahel.

Ce projet se veut à la fois un docu écolo militant, un road-movie sur quelques portions d’une ligne de près de 8 000 kilomètres, une odyssée musicale aux allures de grand clip… Et l’on se perd bien souvent dans les ramifications de la narration. Reste un vrai travail de terrain. Les séquences les plus convaincantes étant celles où l’on peut entendre les personnes directement affectées par la désertification.