À qui appartient-il de raconter l’histoire, et comment ? Jusqu’où conserver des vestiges du passé lorsque ceux-ci offensent ? Autant de questions complexes auxquelles se retrouvent confrontés parfois malgré eux les pays d’Afrique et d’Occident, précipités dans un mouvement global de révolte, plusieurs semaines après le décès de Georges Floyd, cet Afro-Américain mort asphyxié lors de son interpellation par un policier.
Dans les rues des grandes villes africaines, européennes ou nord-américaines, des individus ont répondu eux-mêmes à cette question, à leur façon. Avec des cordes. Avec leurs mains et leurs pieds. Avec des bombes de peinture.
Un mot d’ordre dans les rangs des manifestants et des militants : faire tomber, au sens littéral comme au figuré, les symboles du passé esclavagiste et colonial qu’ont en partage les pays d’Afrique et d’Occident. La statue du vendeur d’esclaves Edward Colston jetée dans un canal de Bristol, en Angleterre ; à Boston, aux États-Unis, celle de Christophe Colomb décapitée ; un buste de l’empereur Léopold II maculé de peinture rouge sang à Tervuren, près de Bruxelles.
Aberrant et honteux
En France, à Lille, le collectif anti-raciste « Faidherbe doit tomber », lancé par l’association Survie Nord, espère déboulonner la statue de ce dernier et débaptiser les rues à son nom en France… mais aussi au Sénégal.
« En tant que Français, ça nous paraît aberrant et honteux qu’il y ait des statues et des monuments à la gloire de Faidherbe au Sénégal, alors qu’il a été un colonisateur et un criminel. Nous souhaitons faire connaître davantage aux gens l’histoire de ces personnages. Le peu que l’on connaît de Faidherbe est glorifié. Nous sommes là pour rappeler ses agissements colonialistes en Algérie ou au Sénégal », fait savoir Nicolas Butor, membre du collectif depuis quatre ans.
Au-delà de la seule figure de Faidherbe, le collectif veut avant tout « interroger » et « créer du débat » autour de ces « grands personnages qui posent problème dans l’espace public ». Remplacer ces figures problématiques pour mettre en avant des femmes ou des personnes racisées, ou encore dresser des monuments mémoriels : autant de propositions des collectifs antiracistes.
Au risque d’éliminer un héritage culturel, d’effacer une partie de l’histoire ? Une statue, fût-elle d’un personnage jugé problématique, n’est-elle pas une œuvre d’art, un objet historique, avant d’être une offense ? Non, répondent les militants.
Faire la lumière sur les victimes plutôt que sur les bourreaux
« Les statues sont là pour célébrer avant tout. Elles n’ont aucun rôle didactique : elles n’expliquent rien. Il devrait y avoir plus de monuments mémoriels sur l’esclavage, à l’exemple de ce qui est fait pour la Shoah. On devrait faire la lumière sur les victimes plutôt que sur les bourreaux. L’espace public et les mentalités n’ont toujours pas été décolonisés. »
Cette volonté de « décoloniser » l’espace public peut-elle se faire sans l’assentiment des pouvoirs publics ? En plein débat sur les violences policières et sur le racisme, le président français Emmanuel Macron n’a pas hésité à parler de « communautarisme et réécriture haineuse et fausse du passé ». « Je nous vois nous diviser pour tout et parfois perdre le sens de notre histoire », a-t-il poursuivi. Des propos jugés « très violents » par Nicolas Butor : « C’est un crachat pur et simple sur les personnes qui se battent contre le racisme. »
Un débat qui divise
Le président français passe-t-il à côté d’un mouvement planétaire ? De l’autre côté de la Manche, le maire de Londres, Sadiq Khan, a adopté une position totalement inverse. Il a en effet demandé à ce que toutes les statues de la ville soient examinées, afin d’éliminer celles qui sont liées à l’esclavage.
« Nos statues, les noms de nos routes et de nos espaces publics reflètent une époque révolue. C’est une vérité inconfortable à reconnaître, notre pays et notre ville doivent à la traite des esclaves une large part de leur richesse. […] Ça ne peut plus continuer », a déclaré l’édile dans un communiqué, annonçant la création d’une commission pour y remédier. Sur internet, une carte interactive intitulée Topple the racists, (« renverser les racistes ») recense depuis le déboulonnage de la statue d’Edward Colston l’ensemble des monuments érigés en l’honneur de responsables de la « violence coloniale ».
Une prise de position et un ras-le-bol général qui ne laissent pas indifférents sur le continent africain. « La mort d’un homme tué de façon sauvage dans le pays le plus riche du monde et qui prétend être la première démocratie du monde, les Africains et afro-descendants ne peuvent plus l’accepter », analyse l’historien congolais Elikia Mbokolo. L’intellectuel mentionne une « opportunité intellectuelle et politique à saisir » : « Les Africains ont fait de grandes choses dans l’Histoire, qui ne sont pas mises en valeur. C’est très bien que les jeunes tracent une différence avec les autres générations et qu’ils manifestent ainsi leur rejet de ces figures colonialistes. »
Jusqu’où ira ce rejet sur le continent africain ? Faut-il renommer, au Sénégal, le pont Faidherbe ? Détruire la statue du résident général Lyautey à Casablanca ? Rebaptiser l’avenue du général de Gaulle et la rue du gouverneur Carras dans le centre de Douala, ou renommer Bingerville en Côte d’Ivoire, qui tire son nom de l’ancien gouverneur français Louis-Gustave Binger ? Et que dire de Brazzaville, nommée d’après Pierre Savorgnan de Brazza, qui a ouvert la voie à la colonisation française en Afrique centrale ?
La colonisation française a été d’une extrême nocivité
« Les Français ont créé tout un mythe autour de Pierre Savorgnan de Brazza : celle du conquérant au grand cœur qui n’a jamais tiré un coup de fusil, à la différence de ces méchants Anglais qui ont fait la conquête du Nigeria ou de la RDC, rappelle Elikia Mbokolo. Cette fièvre amoureuse autour de lui a traversé tous les régimes depuis 1960. Voir que le régime actuel du Congo, qui est passé par une révolution populaire anticolonialiste, dresse un mémorial à un étranger et, de surcroît, à un colonisateur, est ahurissant. On ne sait pas le dixième de ce qu’a fait Pierre Savorgnan de Brazza en réalité. La colonisation française, prétendument plus douce que la colonisation belge, a été d’une extrême nocivité. Son lavage de cerveau a été plus efficace, et plus durable que dans les autres colonisations. »
Pour l’activiste Kemi Seba, la question ne se pose pas. « Débaptiser les rues et les institutions qui portent le nom de nos oppresseurs est une façon pour le peuple de se lever avec dignité. Il est temps que l’Afrique se réveille et se révèle à elle-même », proclame-t-il dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, où il appelle les Africains à rebaptiser le plus possible de rues portant le nom de personnes ayant participé au colonialisme ou au néocolonialisme français. Une bourse de 10 000 euros sera attribuée à la personne ayant renommé le plus de lieux.
Le 4 juin dernier, des individus rebaptisaient le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing à Abidjan et l’un des trois ponts en service de la capitale économique ivoirienne. Le pont du Général-de-Gaulle est ainsi devenu le pont Biaka-Boda, figure emblématique de la lutte de libération de la Côte d’Ivoire.
« Revendications révisionnistes »
Au risque de trop simplifier un débat plus complexe qu’il n’y paraît ? « La colonisation fait partie de notre histoire nationale et nous devons l’intégrer. C’est peut-être plus facile pour moi de le dire, qui suis l’habitant d’un pays colonisé », observe l’éditorialiste sénégalais Ousseynou Nar Guèye, qui évoque des « revendications révisionnistes ». « Aujourd’hui, on continue de parler de l’avenue William-Ponty de Dakar, ou de l’avenue Saraut, qu’on a respectivement renommées avenues Pompidou et Hassan-II. Qu’on le veuille ou non, ce sont des symboles de Dakar. Les choses qui sont là depuis longtemps, on ne peut pas s’en défaire comme ça. L’Histoire n’est pas là pour y faire son marché selon ce qui nous arrange. »
La ville de Bordeaux, ancienne plaque tournante du commerce des esclaves, a quant à elle décidé ne pas faire disparaître ces noms polémiques. La municipalité a préféré apposer des plaques explicatives dans cinq sites. Ces dernières expliquent le contexte historique et la contribution qu’ont pu apporter les différentes personnes lors de la traite négrière. Ainsi, les rues Desse et David-Gradis ou encore le passage Feger sont désormais accompagnés de commentaires explicitant le rôle de ces derniers dans l’esclavagisme.
Pour l’adjoint au maire de la ville, Marik Fetouh, chargé la lutte contre les discriminations, la débaptisation reviendrait à nier le rôle bénéfique qu’ont eu ces personnes pour la ville et à refuser de prendre en compte un certain contexte. « Changer le nom des rues n’effacera pas la réalité historique. En revanche, cela créerait beaucoup de problèmes administratifs. Lorsque l’on change le nom d’une rue cela peut prendre plusieurs mois, voire plusieurs années, avant d’être correctement recensé. Cela nous priverait des connaissances que peuvent apporter ces plaques et cela serait cher. »
Pour le meilleur comme pour le pire
Longtemps accusée d’ignorer son passé négrier, la capitale girondine a fait en sorte ces dernières années d’honorer des figures noires. Elle a par exemple donné à l’un des salons de son hôtel de ville le nom de l’auteure guadeloupéenne Maryse Condé et s’apprête à renommer l’une de ses bibliothèques « René Maran », qui fut le premier Français Noir à recevoir le prix Goncourt.
Pour la municipalité bordelaise, pas question de débaptisation : « À une certaine époque, ce type de raisonnement était la norme. Il faudrait donc changer les noms de toutes les rues de la France et déboulonner toutes les statues ? Cela fait partie de notre histoire, pour le meilleur comme pour le pire », conclut Marik Fetouh.