« Notre principale priorité en Libye, c’est que la production de pétrole continue, dans une stratégie de pression maximale contre l’Iran », affirmait en novembre 2019 Henry Wooster, secrétaire d’État américain adjoint pour le Maghreb et l’Égypte, lors d’un déjeuner en marge d’une grande conférence internationale organisée à Rome. « Et nous voulons voir les acteurs extérieurs cesser d’alimenter le conflit », ajouta-t-il immédiatement, un lieu commun obligé pour tout responsable évoquant alors la crise libyenne.
L’évolution du contexte mondial et l’internationalisation du conflit obligent Washington à mener une politique libyenne moins dilettante
Quelques mois après le rendez-vous dans la capitale italienne, l’évolution du contexte mondial, l’internationalisation du conflit et le basculement du rapport de forces sur le terrain obligent Washington à mener une politique libyenne moins dilettante. En janvier, plusieurs sites pétroliers ont été fermés par des chefs de tribus soutenant Khalifa Haftar, causant une diminution drastique de la production et des exportations de pétrole libyen.
Soupçons de trafic
« Nous répétons qu’aucun groupe ne devrait être autorisé à détourner la production nationale de pétrole de la Libye. C’est le peuple libyen qui souffre quand les revenus du pays s’effondrent », avait alors condamné Kelly Craft, l’ambassadrice américaine aux Nations unies.
« La question de l’interruption de la production libyenne a perdu de son actualité depuis la crise sanitaire qui a créé un surplus de pétrole brut sur les marchés internationaux », tempère le spécialiste Jalel Harchaoui de l’institut de recherche néerlandais Clingendael.
Pour autant, le clan Haftar est lourdement soupçonné de trafic de pétrole à destination… du Venezuela, un pays qui fait l’objet de nombreuses sanctions américaines et dont Washington ne cache pas qu’il aimerait voir le président Nicolas Maduro déposé.
Les États-Unis s’en prennent à Haftar mais leur véritable cible, c’est Abou Dhabi
Une enquête américaine a d’ailleurs été lancée contre le maréchal Haftar, détenteur de la citoyenneté américaine depuis son séjour à Langley (qui abrite le siège de la CIA) dans les années 1990. « Il y a une colère américaine exprimée à l’encontre la personne de Haftar, qui est aujourd’hui grillé à Washington. Mais, au fond, elle est surtout dirigée contre l’entité qui l’a armé : les Émirats arabes unis. Les États-Unis s’en prennent à Haftar mais leur véritable cible, c’est Abou Dhabi », selon Harchaoui.
Durcissement de ton
À mesure que l’offensive de ce dernier contre la capitale Tripoli s’embourbait – les troupes de la LNA ont quasiment été expulsées de la Tripolitaine en mai – le ton de Washington à son égard s’est en effet nettement tendu. Quelques jours après le début de l’offensive en avril 2019 contre Tripoli, le maréchal avait reçu un coup de fil du président américain Donald Trump, une conversation interprétée alors comme un feu vert et un soutien.
Une évolution notamment liée à une présence russe plus affirmée aux côtés de la LNA. « Tant qu’il ne s’agissait que de mercenaires de Wagner, les États-Unis pouvaient encore tolérer à moitié. Mais, en mai, la déconfiture de Haftar en Tripolitaine a nécessité que ses parrains fassent apparaître en Libye des avions de chasse fabriqués en Russie. Là, tous les voyants du Pentagone sont passés au rouge », analyse le spécialiste de la crise libyenne. Le déploiement fin mai de Mig-29 Fulcrum et de Sukhoi Su-24 M Fencer russes sur la base d’Al Jufrah dans le nord de la Libye a provoqué la mise en cause américaine directe du rôle de Moscou en Libye.
Washington voit d’un mauvais œil le rapprochement entre Le Caire et Moscou
« La Russie est clairement en train d’essayer de faire basculer la balance en sa faveur en Libye, a dénoncé dans une déclaration le général Stephen Townsend, commandant de l’Africacom (le commandement de l’armée américaine en Afrique). Comme je l’ai vu en Syrie, ils étendent leur empreinte militaire en Afrique en utilisant des groupes de mercenaires soutenus par le gouvernement comme Wagner ».
« À Washington, l’envoi d’avions de facture russe en Libye a confirmé la narration turque selon laquelle l’allié de l’Otan qu’est la Turquie contrecarre bien les ennemis des Américains que sont les Russes. La réussite militaire turque a fait passer les Américains d’une approbation modeste de l’action turque à une approbation enthousiaste », affirme Jalel Harchaoui.
A l’inverse, Washington voit d’un mauvais œil le rapprochement entre Le Caire et Moscou. L’initiative de cessez-le-feu portée par l’Egypte début juin s’est ainsi vue opposer une fin de non-recevoir américaine. David Schenker, secrétaire d’État américain adjoint pour le Proche-Orient, a salué certains aspects de la proposition égyptienne, avant de marquer la préférence américaine pour le processus onusien.
Depuis la démission de l’émissaire libanais Ghassan Salamé en mars pour raisons de santé, l’ONU éprouve les plus grandes difficultés à lui trouver un remplaçant. Et c’est l’Américaine Stephanie Williams qui assure l’intérim. « On peut s’interroger : pour qui travaille-t-elle réellement ? L’ONU ou le département d’Etat américain ? », demande un familier des négociations sur la Libye. Son mandat coïncide en tout cas avec un net durcissement de ton vis-à-vis de Khalifa Haftar et des États qui le soutiennent.
« Des petits gestes aux grandes répercussions »
En avril, le Financial Times rapportait ainsi que l’ONU enquêtait sur l’exportation de carburant pour des avions de chasse vers la Libye par des sociétés basées aux Émirats arabes unis, ce qui constituerait une violation de l’embargo sur les armes.
« Nous sommes très préoccupés par cet incident dans la mesure où l’importation illégale de carburant pour avion par la Société nationale pétrolière (NOC) parallèle de l’Est serait très probablement utilisée pour les opérations aériennes de la LNA, puisque la NOC légitime basée à Tripoli fournit déjà suffisamment de carburant pour l’usage commercial », a ainsi admis l’émissaire américaine dans les colonnes du quotidien britannique.
« Même s’il ne s’agit que d’une histoire de carburant, c’est la première fois que l’ONU mentionne explicitement les Émirats pour une violation de l’embargo en Libye, assure Jalel Harchaoui. L’absence d’émissaire de l’ONU, ou plutôt le fait que l’Américaine Stephanie Williams assure l’intérim permet aux États-Unis de faire passer des messages via le canal onusien plus facilement », ajoute le chercheur. Qui estime toutefois que les États-Unis sont déterminés à ne pas s’engager pleinement dans le dossier libyen, préférant, à une politique claire et cohérente qui les exposerait, une politique des « petits gestes aux grandes répercussions ».