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Son cœur l’a lâché dans l’enceinte du tribunal d’Alger où il est venu ce dimanche 21 juin assurer la défense de son frère aîné, Ahmed Ouyahia, dans le cadre du procès de l’ex-homme d’affaires Ali Haddad. Alors qu’il est le dernier avocat à plaider cause de l’ancien Premier ministre que toutes les robes noires ont fini par boycotter, Laïfa est victime d’un malaise cardiaque. Il succombera pendant son évacuation à l’hôpital. Le procès est suspendu par le juge qui a autorisé Ahmed Ouyahia à assister à l’enterrement de son frère cadet.
L’annonce du décès de Laïfa Ouyahia a suscité une vague d’émotions et de compassion, aussi bien sur les réseaux sociaux qu’au sein de la corporation des avocats et de celle des journalistes. Alors que l’on salue la modestie et la discrétion de l’homme et de l’avocat, son affabilité ou encore sa facétie, les hommages posthumes rendus à Laïfa Ouyahia contrastent avec la réputation exécrable d’Ahmed auprès des Algériens.
Car dans la famille Ouyahia, il y avait le gentil et le méchant, le modeste et le maudit, l’avocat et le condamné. D’Ahmed Ouyahia, 67 ans, qui purge actuellement une peine de quinze ans de réclusion à la prison d’El Harrach, on connaît presque tout. Dans les arcanes du pouvoir depuis son stage à la présidence de la République sous Houari Boumédiène, l’homme est identifié par le grand public lorsqu’il est nommé chef du gouvernement en décembre 1995. Son frère cadet, Laïfa, 57 ans, a en revanche longtemps cultivé l’anonymat, jusqu’aux élections législatives de mai 2012.
Profession avocat
Hormis les études supérieures, les lunettes et la moustache, tout opposait ces deux frères issus d’une modeste famille originaire du village de Bouadnane, en Kabylie. Né à Belcourt, quartier populaire d’Alger où la famille Ouyahia s’est réfugiée dans les années 1950 pour fuir la guerre, Laïfa est titulaire d’une licence de droit et exerce la profession d’avocat.
À l’écart de ce grand frère qui lui ressemble trait pour trait
Quand son frère aîné vivait déjà sous les ors de la République, lui résidait dans un modeste appartement de la cité Derguina, autre quartier populaire de la capitale. Contrairement à bon nombre de personnes qui ont profité de la présence de leurs proches au sommet de l’État pour décrocher un poste, une villa ou un logement plus simple, un prêt bancaire ou un coup de pouce dans les affaires, Laïfa s’est tenu à l’écart de ce grand frère qui, physiquement, lui ressemble presque trait pour trait. Il faut dire qu’Ahmed n’est pas non plus réputé pour son esprit de famille.
Ce dernier le poursuivit de sa vindicte jusqu’à lui refuser un logement social que l’ancien gouverneur d’Alger, Chérif Rahmani, lui avait pourtant attribué. C’est ce refus qui a fait décider Laïfa de quitter le secteur de la banque où il exerçait les fonctions de fondé de pouvoir à la BNA (Banque nationale d’Algérie) pour ouvrir son cabinet d’avocat à Alger.
Parti microscopique
Militant du Front de libération nationale (FLN), Laïfa s’oppose la première fois à son aîné lors des législatives de 1997. Il se présente aux élections sous la bannière d’un parti microscopique, écartant la possibilité de rejoindre les rangs du Rassemblement national démocratique (RND), nouvellement créé. Le RND fait sensation le soir du scrutin en décrochant la première place, s’offrant au passage 156 sièges, aidé par la fraude massive orchestrée par le gouvernement… dirigé par Ahmed.
Ne rien devoir à l’homme des sales besognes
Rebelote aux élections de 2007 où l’avocat se présente en candidat libre ou encore au scrutin de 2012 où il intègre une formation fraîchement fondée. Pour Laïfa, il ne fallait rien devoir à celui qui revendiquait sa réputation d’homme des sales besognes. Et il devait se démarquer d’un personnage honni par une grande majorité d’Algériens. Laïfa mettra ainsi un point d’honneur à ne jamais lui rendre visite dans son bureau de Premier ministre.
Contrairement à Ahmed, Laïfa ne se départissait que très rarement de son esprit facétieux et de son sens de l’humour.
Les deux hommes ont rompu franchement les liens à la fin des années 1990, après le décès de leur mère. Ils ne se sont pas revus depuis. Sur la politique menée par Ahmed à la tête du gouvernement, Laïfa Ouyahia était sans concessions. « Sa gestion a échoué à un point inimaginable », livre-t-il publiquement en 2012. Le troisième mandat de Bouteflika en 2009, que son frère a soutenu avec zèle et dévotion ? Une erreur. Le quatrième mandat ? Une hérésie.
Alors que le frère aîné continue de porter à bout de bras la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat, le cadet s »est rangé du côté du peuple qui sort manifester dans la rue dès le 22 février pour demander le départ du raïs et de son système. Quand, au plus fort de la contestation populaire, Ahmed Ouyahia s’accroche au pouvoir avec l’énergie du désespoir, Laïfa lui conseille de partir avant qu’il ne soit trop tard. « Mon frère est fini avec la fin du système », confie-t-il en mars 2019.
Si la longue carrière d’Ahmed Ouyahia s’achève définitivement avec la démission forcée de Bouteflika le 2 avril, ses ennuis judiciaires ne font que commencer. Oubliés différends, brouilles, rancœurs et désaccords, Laïfa enfile alors sa robe noire pour se faire l’avocat de ce frère qui fait l’objet de plusieurs poursuites. Il lui rend visite au parloir, assure sa défense dans les tribunaux et clame son innocence devant les journalistes.
L’incarcération de son frère aîné, assurait-il, est une cabale pour l’empêcher de se présenter à la présidentielle de décembre 2019. Cruel destin que celui de cet homme que le cœur a fini par lâcher alors qu’il défendait la cause de son grand frère qui ne l’a, lui, jamais porté dans le sien.