Ibrahim Boubacar Keïta : « Je ne suis pas un fou de pouvoir, je suis un fou de Mali »

Même si la plupart des pronostics le placent en tête du premier tour, rien n’est encore joué. Mais à deux semaines de la présidentielle malienne, Ibrahim Boubacar Keïta se veut serein, satisfait des efforts engagés et déterminé à les poursuivre.

Au palais de Koulouba, à Bamako, le 26 juin. © Vincent Fournier/JA

Au palais de Koulouba, à Bamako, le 26 juin. © Vincent Fournier/JA

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Publié le 15 juillet 2018 Lecture : 11 minutes.

Le palais de Koulouba, residence officielle et bureau du président de la République du Mali, Bamako, novembre 2017. © Vincent Fournier /JA/REA.
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Mali : sur un air de campagne présidentielle

Vingt-quatre candidats sont en lice pour l’élection présidentielle du 29 juillet au Mali. Le président sortant, Ibrahim Boubacar Keïta, cédera-t-il sa place ? Soumaïla Cissé, son principal rival, arrivera-t-il à s’imposer ? Quelles alliances les candidats ont-ils nouées ? Retrouvez notre dossier complet.

Sommaire

À deux semaines du scrutin capital, même les marabouts ne se hasardent plus à prédire le verdict des urnes. Dans les salons des chancelleries bamakoises, le seul pronostic à peu près partagé est celui qui place le président sortant en tête au soir du premier tour, en fonction d’une analyse géopolitique qui vaut ce qu’elle vaut : le Grand Nord, le sud du fleuve Niger et le « pays profond » devraient voter majoritairement pour Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), ses concurrents, et en particulier Soumaïla Cissé, l’emportant dans le Centre, à Bamako, Mopti ou encore Tombouctou. IBK en tête ? Probable donc, mais avec quel pourcentage d’avance ? C’est une autre affaire. Si la plupart des observateurs n’envisagent guère une victoire du président-candidat au premier tour, le 29 juillet, aucun d’entre eux ne s’aventure à anticiper sur les résultats du second, le 12 août, tant ce dernier s’apparente à un triangle des Bermudes. Toutes les cartes et en particulier celles que détiennent les vingt-deux candidats éliminés seront alors redistribuées en fonction de calculs personnels – et notamment celui-ci : faire réélire IBK, c’est attendre cinq ans pour avoir une chance d’obtenir les clés du palais de Koulouba. Faire élire son adversaire, c’est prendre le risque de patienter dix ans.

Rien n’est joué donc, sur fond de Mali toujours en proie à une insécurité résiduelle en passe de devenir structurelle, mais dont le redressement économique est palpable – un paradoxe qui devrait amener à réfléchir ceux qui, en France notamment, s’obstinent à le qualifier d’État failli. Après avoir interrogé ses principaux concurrents dans les colonnes de JA et de jeuneafrique.com, nous donnons cette semaine la parole à Ibrahim Boubacar Keïta, 73 ans, déterminé à remporter ce qui serait son second – et dernier – mandat.

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Jeune Afrique : Pourquoi vous représenter ?

Ibrahim Boubacar Keïta : Tout d’abord parce que je suis parfaitement légitime à le faire, après cinq années à tenter de résoudre les grandes difficultés auxquelles le Mali est confronté. Souvenez-vous de 2013 : le peuple malien avait placé en moi une confiance massive, alors que l’État s’était effondré. On oublie souvent ce contexte. Depuis, j’ai la faiblesse de penser que des avancées notables ont été réalisées. Certes, des foyers de tension demeurent, singulièrement dans le Centre, mais nous ne sommes plus en état de guerre. Le processus de requalification de l’armée malienne, que nous avons trouvée en guenilles, est en cours, tout comme celui de la réconciliation nationale. L’accord d’Alger, qui n’est certes pas la panacée mais qui a permis à des frères ennemis de se reparler sur la base de l’intégrité territoriale de l’État malien, de son caractère républicain et du respect de la laïcité, est entré en application. Application encore imparfaite certes, mais dont la poursuite justifierait à elle seule ma nouvelle candidature.

Ce n’est pas tout : le Mali de 2013 vivait d’amour et d’eau fraîche ; aujourd’hui, il est la troisième économie de la zone Uemoa et la seule à en remplir tous les critères de convergence. Notre taux de croissance a plus que doublé en cinq ans, notre ratio d’endettement par rapport au PIB est honorable, le Mali est redevenu le premier producteur de coton d’Afrique subsaharienne, notre production céréalière dépasse les 8 millions de tonnes. Tout cela n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’une vision : consacrer, comme nous le faisons, 15 % de notre budget à l’agriculture alors que 22 % sont réservés à la réhabilitation de nos forces de défense nécessite un vrai courage politique. Ce courage est mien, contrairement à ce que répandent les sectateurs de l’« IBK bashing ». Je n’ai pas un ego démesuré et je ne suis pas un fou de pouvoir. Je suis un fou de Mali.

Il n’y a aucune hésitation là-dessus. En 2023, je passerai la main

Donc cinq ans pour « finir le job » ?

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Cinq ans pour le poursuivre. Le job n’est jamais achevé.

Mais ce sera votre dernier mandat…

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Le dernier, absolument. Il n’y a aucune hésitation là-dessus. En 2023, je passerai la main.

La présidentielle du 29 juillet devra impérativement être « inclusive, transparente et crédible », pour reprendre les termes de l’ONU. Quelles garanties offrez-vous en ce sens ?

Il y a eu tout d’abord une révision exceptionnelle des listes électorales, puis un audit du fichier validé par l’Organisation internationale de la francophonie. Enfin, dernière étape, la plus délicate : le remplacement des cartes électorales Nina par des cartes biométriques fabriquées en France. Tout ce processus est contrôlé et contrôlable par l’ensemble des acteurs politiques.

L’opposition vous reproche de monopoliser l’accès à l’audiovisuel public. Que répondez-vous ?

La belle affaire ! Mes activités présidentielles sont couvertes par l’ORTM, et alors ? Je suis un président en exercice, légitime jusqu’à l’expiration de mon premier mandat le 4 septembre prochain. Pendant la campagne électorale proprement dite, l’égalité d’accès des candidats aux médias d’État est respectée et c’est cela qui compte. Pour le reste, je ne suis pas naïf : quelles que soient les garanties offertes, mes adversaires chercheront toujours à instiller l’idée selon laquelle ma victoire est impossible, sauf fraude massive. Le problème est que vous avez en face de vous un homme serein et un démocrate, tout le contraire d’un manipulateur de bulletins de vote.

>>> À lire – Présidentielle au Mali : ils rêvent tous du Palais de Koulouba…

Entre le pouvoir et l’opposition, le déficit de confiance est profond, quasi irrattrapable avant le 29 juillet. Faut-il s’en inquiéter ?

Il est normal que cela inquiète. Dès après sa nomination, mon Premier ministre, Soumeylou Boubèye Maïga, a rendu visite aux leaders de l’opposition. Il s’est dit à l’écoute, ouvert à toutes les suggestions susceptibles d’améliorer notre démocratie. Mais que peut la meilleure des volontés contre la pire des mauvaises fois ? Le Mali a besoin de tout sauf de l’apocalypse que certains nous annoncent.

Beaucoup disent que Soumeylou Boubèye Maïga vous a apporté un vrai surcroît de crédibilité. Est-ce aussi votre opinion ?

Le Premier ministre a donné une nouvelle impulsion au processus de paix, il a su renouer le dialogue entre les partenaires de l’accord d’Alger. C’est un grand pas en avant, salué comme tel par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Je dois dire que je suis, moi aussi, impressionné par son travail.

Distribution des cartes électorales à Bamako, le 20 juin. © MICHELE CATTANI/AFP

Distribution des cartes électorales à Bamako, le 20 juin. © MICHELE CATTANI/AFP

Lors d’un récent entretien avec JA, Soumaïla Cissé, qui est votre principal challenger, a estimé que vous meniez le Mali « à l’abîme ». Que lui répondez-vous ?

Je lui laisse l’entière responsabilité de ce genre de propos. Permettez-moi de ne pas commenter au-delà.

Redoutez-vous une crise postélectorale au cas où vous seriez proclamé vainqueur ?

C’est le rêve de certains, un rêve en forme de cauchemar. Mais cela ne se produira pas. Le Mali est un vieux pays. Forum après forum, les forces vives et les chefs traditionnels ont attiré notre attention sur ce genre de risque tout en réaffirmant leur détermination à l’empêcher. Il va de soi que l’État prendra également ses responsabilités, dans le respect de la loi. La stratégie des extrémistes est connue : organiser des marches, glisser en leur sein des agents provocateurs, faire en sorte qu’il y ait des victimes, puis clouer au pilori un IBK aux mains tachées de sang. Plus personne n’est dupe, à commencer par la jeunesse bamakoise que des leaders d’opinion peu scrupuleux voudraient envoyer au casse-pipe en échange d’un billet de 2 000 F CFA (environ 3 euros) et d’un ticket d’essence.

Les chefs religieux ont au Mali une autorité certaine sur leurs fidèles. Sont-ils avec ou contre vous ?

Je n’ai jamais demandé à un chef religieux d’appeler à voter pour moi. Je les respecte tous, tout comme je respecte le caractère laïque de l’État. J’accepterai donc leurs décisions, quelles qu’elles soient.

Parmi les candidats, plusieurs viennent de votre sérail et ont été vos collaborateurs. Pourquoi n’avez-vous pas su les retenir ?

Pourquoi se sont-ils éloignés ? Je crains qu’il ne faille, pour répondre à cela, relire une dizaine de traités sur la nature humaine et la morale en politique. Le temps nous manque…

J’ai déjà perdu des élections dans ce pays et nul ne m’a vu menacer l’ordre démocratique, encore moins agiter le spectre du recours à la violence

Soumaïla Cissé juge « impossible » votre victoire dès le premier tour, sauf en cas de fraude. « Mais les Maliens ne laisseront pas faire », ajoute-t-il. Vous-même, envisagez-vous l’hypothèse d’une défaite ?

On ne peut pas se prétendre démocrate et exclure a priori cette hypothèse. Contrairement à certains de mes adversaires, je ne préempte pas à l’avance les résultats du scrutin. Ce n’est pas nous, candidats, qui décidons. C’est le peuple malien.

Et si vous perdez, que ferez-vous ?

Rien. J’ai déjà perdu des élections dans ce pays et nul ne m’a vu menacer l’ordre démocratique, encore moins agiter le spectre du recours à la violence.

Avion présidentiel, affaire Tomi, achats de matériel militaire, népotisme… Votre quinquennat a fait l’objet de nombreuses critiques sur le plan de la gouvernance. Quelles leçons en tirez-vous ?

Encore une fois, côté IBK bashing et même si j’ai répondu sur tous ces points, rien ne m’a été épargné. Par contre, il n’y a pas eu de contre-bashing. Ainsi, quand la pseudo-affaire visant mes rapports personnels avec mon frère et ami Michel Tomi s’est conclue en France par un non-lieu, nul n’en a parlé. Le népotisme ? J’ai entendu un candidat pour qui j’avais jusque-là du respect [Soumaïla Cissé dans son interview à JA] prétendre se démarquer de moi en assurant que, lui président, il tiendra sa famille à l’écart de la gestion de l’État. Mais ma famille n’est pas aux affaires, mon fils Karim n’a pas été désigné député, il a été élu. Et ce n’est pas IBK qui a profité de son passage à la tête d’une organisation régionale à vocation économique pour y placer ses propres enfants. Alors, un peu de modestie. Je n’aime guère aborder ce genre de thème, mais je ne supporte pas d’être pris pour un sot.

La situation sécuritaire est très préoccupante dans le Centre, en particulier dans la région de Mopti, au point qu’António Guterres parle de « détérioration continue ». Comment en est-on arrivé là ?

C’est à la fois un défi considérable pour l’État et une excroissance de ce que nous combattons encore dans le Nord. Le Front de libération du Macina a été lancé par des émules d’Iyad Ag Ghali, lesquels ont exacerbé des problèmes locaux récurrents depuis le XIXe siècle : conflits éleveurs-agriculteurs, accès à l’eau et aux terres, etc. Le terrorisme jihadiste est venu s’emboîter dans d’autres phénomènes criminels attisés depuis Bamako, comme le narcotrafic et le vol de bétail. Ajoutez à cela les déclarations irresponsables d’une poignée de leaders communautaires peuls ou dogons et vous obtenez une situation préoccupante, certes, mais soluble dans le programme intégré de sécurisation du centre que nous sommes en train de mettre en place.

L’armée malienne a été mise directement en cause dans la mort de civils peuls. Où en sont les enquêtes annoncées et les sanctions promises ?

Soyons clairs. Vous ne me trouverez jamais du côté de ceux qui fustigent nos soldats, lesquels accomplissent un travail remarquable au péril de leur vie. Cela dit, quand il y a des dérapages ou des actions injustifiables, nous les dénonçons, et la justice militaire a pour ordre de ne rien cacher et de sévir.

Si j’étais ce roi fainéant, nous serions les derniers de la classe au sein de l’Uemoa et de la Cedeao

Pourtant, la communauté peule se sent stigmatisée et mal protégée contre les bavures des forces de sécurité. L’État est-il impartial ?

Oui, il l’est. Quant au sentiment que vous évoquez, je le connais certes, mais ne le partage pas. Je ne nie pas que, dans le cadre de la lutte antiterroriste, certains amalgames regrettables aient pu survenir sur le terrain, dont cette communauté a pâti. Mais jamais, à aucun moment, il ne s’est agi d’une politique délibérée de discrimination décidée au sommet de l’État. Bien au contraire : tous nos efforts visent à restaurer le vivre-ensemble. Du sang peul coule dans mes veines, le Mali tout entier est métissé, il n’y a nulle place ici pour le tribalisme.

Les réactions de Paris ne sont guère tendres à votre égard, qu’il s’agisse du Quai d’Orsay ou de la commission de la défense de l’Assemblée. Comment le vivez-vous ?

Je n’ai rien a priori contre les leçons. Mais ceux qui les dispensent doivent savoir que j’ai fréquenté les mêmes universités qu’eux, que je n’étais pas dans les profondeurs du classement et qu’une fois aux affaires je ne suis pas devenu un cancre irresponsable. Tout ce qu’ils disent, nous le savons. Tout ce qu’ils préconisent, nous ne les avons pas attendus pour le mettre en œuvre. J’ai le souci scrupuleux du respect des droits de l’homme et du droit humanitaire en temps de conflit.

Comment faire pour que les Maliens s’approprient vraiment l’accord de réconciliation d’Alger ?

C’est en bonne voie. Le texte de l’accord a été largement diffusé en arabe, en tamasheq, en bambara et en français. La grande majorité des Maliens adhère à son contenu.

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’être déconnecté de la réalité, de gouverner en vase clos et in fine de ne pas travailler assez ?

Mieux vaut en sourire. De toute façon, je n’avais aucune chance à leurs yeux : c’était cela ou alors l’inverse, IBK en dictateur autoritaire, interventionniste et se mêlant de tout. Je suis chef d’État, pas chef du gouvernement. Si j’étais ce dilettante que d’aucuns s’amusent à dépeindre, le Mali n’aurait pas eu les résultats économiques et sociaux qui sont les siens. Si j’étais ce roi fainéant, nous serions les derniers de la classe au sein de l’Uemoa et de la Cedeao, et l’armée malienne ne serait pas en plein processus de requalification. Bref, tout cela est assez ridicule…

Lors de l’entretien avec Ibrahim Boubacar Keïta, le 26 juin. © Vincent Fournier/JA

Lors de l’entretien avec Ibrahim Boubacar Keïta, le 26 juin. © Vincent Fournier/JA

>>> À lire – Présidentielle au Mali : d’anciens ministres d’IBK sur la ligne de départ

Si vous êtes réélu, IBK 2 sera-t-il différent d’IBK 1 ?

Il le sera, parce qu’il aura beaucoup appris et beaucoup acquis. Mon premier quinquennat a été tout à fait honorable, mais on peut et on doit faire mieux. Je ne suis pas du genre à dire : « Votez pour moi, car si je ne suis plus au pouvoir, ce sera la chienlit. » Je ne suis pas cet homme-là. Je dis simplement aux Maliens, qui ont toujours su se retrouver quand l’essentiel était en cause : continuons ensemble sur le chemin de la paix et du développement.

Vous êtes un bon père de famille, en somme…

Bon, oui. Trop bon, certainement pas. Je ne suis ni un saint ni un candide. Je sais la vanité de beaucoup de choses.

Serein pour l’échéance du 29 juillet ?

Totalement. Une sérénité tranquille, pas benoîte, tranquille. Laquelle n’exclut pas la vigilance : je n’ai jamais dormi que d’un œil.

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