Municipales tunisiennes : une vague islamiste déferle sur les mairies

Arrivée deuxième, derrière les listes indépendantes, au scrutin municipal du 6 mai, Ennahdha a réussi à rafler 69 % des présidences de conseils municipaux. Et dame le pion à son allié national, Nidaa Tounes, à un peu plus d’un an des législatives et de la présidentielle.

La nouvelle maire de Tunis, Souad Abderrahim, le jour de sa victoire, le 3 juillet. © Zoubeir Souissi/REUTERS

La nouvelle maire de Tunis, Souad Abderrahim, le jour de sa victoire, le 3 juillet. © Zoubeir Souissi/REUTERS

Publié le 11 juillet 2018 Lecture : 5 minutes.

Il fait chaud. Dans la salle comme dans les esprits. L’élection du président du conseil municipal de la capitale, ce mardi 3 juillet, promet d’être serrée. Les résultats tombent : 26 voix pour Souad Abderrahim, d’Ennahdha, contre 22 pour Kamel Idir, de Nidaa Tounes. Le moment est historique. C’est la première fois qu’une femme revêt l’écharpe rouge et blanc, attribut du pouvoir municipal à Tunis. Tohu-bohu et youyous accueillent l’intronisation de la nouvelle élue.

Avec cette victoire, le parti islamiste fait coup double. D’abord sur le fond, en donnant une nouvelle dimension au rôle sociopolitique des Tunisiennes et en prenant le parfait contre-pied des positions rétrogrades qui lui sont prêtées, notamment en matière d’égalité des sexes. Car sur le plan national Ennahdha est la formation qui a fait élire le plus grand nombre de femmes maires. Souad Abderrahim se voit conférer, en passant, le titre de Cheikh el-Medina, celui-là même qu’une partie de l’élite tunisoise, moderniste, bourgeoise et arrogante, refusait de voir échoir à une femme. Comme un pied de nez…

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Comme elle a grandi à Sfax, son raid réussi sur l’Hôtel de Ville sonne en outre comme une revanche pour la seconde ville du pays, tellement délaissée par le pouvoir central que ses habitants avaient migré en masse à Tunis dans les années 1980.

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De manière schématique, la répartition des présidences de conseils municipaux correspond à la configuration globale des élections législatives et présidentielle qui ont scindé la Tunisie en trois blocs : les conservateurs dans le Sud, les modernistes à Tunis et dans le Sahel, les partis de gauche dans le Nord-Ouest. Mais le scrutin aura surtout été marqué par une nette progression d’Ennahdha.

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Une prouesse d’Ennahdha

Sur la forme, le parti administre à ses rivaux une leçon de politique. On le disait marginalisé, usé, incapable de nouer des alliances au-delà de sa propre base, là où Nidaa Tounes aurait pu, ou dû, se répartir des villes avec les listes indépendantes, grandes vainqueurs le 6 mai dernier avec plus de 32 % des voix. Il n’en a rien été. Avec 28 % des suffrages, la formation de Rached Ghannouchi rafle 69 % des présidences de municipalités. Une prouesse. Dans certains cas, comme à Laaroussa (Nord-Ouest), elle a bénéficié de désistements du Front populaire (extrême gauche), une situation incongrue davantage liée à des relations personnelles locales qu’à des positions partisanes. Le résultat, en quelque sorte, d’un ancrage territorial travaillé de longue date.

C’est l’assurance pour Ennahdha d’un accès direct à plus de 4 millions d’administrés sur une population de 11 millions d’habitants

Surtout, Ennahdha remporte 95 % des présidences dans les grands centres urbains, comme Tunis, Sfax ou Bizerte. C’est l’assurance d’un accès direct à plus de 4 millions d’administrés sur une population de 11 millions d’habitants. « Erdogan a commencé par la mairie d’Istanbul », rappelle Jaafar, un buraliste. Un tremplin pour des visées nationales. Et une occasion unique de consommer le divorce avec le parti majoritaire, Nidaa Tounes, auquel les islamistes sont alliés sur le plan national. Dès janvier 2018, Borhène Baies, chargé des affaires politiques de Nidaa, prévenait : « Nous sortons du consensus pour aller vers une situation concurrentielle avec Ennahdha. »

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Abstention massive et vote-sanction pour Nidaa Tounes

La campagne municipale a pourtant été parasitée par des soupçons de listes communes et d’accords secrets entre les deux partis. Ce dont les électeurs n’ont pas voulu : non contents de s’abstenir massivement (66,7 %), ils ont aussi sanctionné la formation fondée en 2012 par Béji  Caïd Essebsi qui enregistre un net recul. Arrivé troisième le 6 mai, avec un peu plus de 20 % des voix, Nidaa Tounes n’obtient que 41 présidences de municipalités sur 350. La crise est profonde. En quatre ans d’existence, la coalition a perdu de son entregent. Incapable de séduire ou, à défaut, de nouer des combinaisons d’appareils pour reconfigurer les équilibres politiques autour d’enjeux locaux, elle n’a pas non plus réussi à noyauter à grande échelle les listes dites citoyennes. Le cas de Mehdi Rebaï, tête de liste Union civile (indépendant) qui s’est désisté en faveur de Kamel Idir, reste une exception.

Épreuve du feu pour l’opposition et les indépendants

L’opposition, dont le Front populaire, le Mouvement du peuple, le Courant démocrate et Afek Tounes, est dans une situation aussi inédite qu’intéressante. Avec 14 mairies, elle va faire l’expérience d’un pouvoir exécutif qu’elle n’a jamais exercé. Un défi de taille, car il y va de sa crédibilité. Idem pour les indépendants, désormais aux commandes dans des villes comme Hammamet, Tozeur, Zaghouan, Radès ou l’Ariana (voir p. 49). L’espoir qu’ils ont soulevé le 6 mai les oblige à faire au moins aussi bien que les partis, voire mieux. Il leur faudra transformer l’essai, sous le regard curieux et évaluateur des citoyens et de la société civile. Innover. Prouver leur faculté à gérer une collectivité. Montrer leur compréhension des structures administratives et politiques locales et régionales. Surtout, composer avec d’autres acteurs politiques. Car la présidence du conseil municipal ne fait pas tout.

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Derrière le maire, chaque conseil est composé de 10 à 60 membres, selon le nombre d’habitants de la commune. La gestion quotidienne dépend davantage des commissions et de leur composition que de la seule étiquette du premier magistrat. Dans chaque ville, 14 commissions se répartissent la prise de décision. Celle des finances et celle de la culture – qui comprend aussi le sport, la jeunesse et les affaires religieuses – sont parmi les plus importantes.

Rym Mourali, du Parti de l’indépendance tunisienne (PIT), rappelle que les municipalités ont par exemple un droit de regard sur les zaouïas, lieux de mysticisme populaire. À chaque ramadan, les mairies peuvent proposer à loisir, durant un mois, un large éventail d’événements dits culturels. Mourali souligne que « malgré la rareté du foncier dans les grandes agglomérations, les villes possèdent d’importantes réserves, dont des zones vertes prévues dans les plans d’aménagement mais qui demeurent en friche. Il suffit d’une décision du conseil municipal pour changer leur affectation et en faire des écoles coraniques ou des mosquées ».

Aussi, les directions des commissions, qui n’ont pas encore été attribuées, sont-elles également l’objet de tractations entre partis. « Des rues propres sans étalages anarchiques et avec un éclairage public seraient un bon début », ironise Maher, riverain de la médina de Tunis. Une manière de souligner aussi que les nouveaux élus ne seront pas tant jugés sur des positions idéologiques que sur leur capacité à s’attaquer aux problèmes concrets des citoyens, dont la résolution est en suspens depuis la révolution de 2011. Message à ceux qui se projettent déjà vers les élections de 2019.

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