Maroc : dans les coulisses de la DGST

A la pointe de la lutte contre le terrorisme régional, le service de renseignements ouvre pour la première fois les portes de son siège. Visite guidée.

Un membre du Bureau des investigations judiciaires, le 14 septembre 2015 à Salé, au Maroc. © Paul Schemm/AP/SIPA

Un membre du Bureau des investigations judiciaires, le 14 septembre 2015 à Salé, au Maroc. © Paul Schemm/AP/SIPA

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 4 juin 2018 Lecture : 7 minutes.

À quelques jours du ramadan, les Marocains n’y ont guère prêté attention, comme s’ils avaient intégré l’idée que vivre sur la ligne de front invisible du combat contre le terrorisme était une sorte de mal du siècle. Les 8 et 14 mai, le Groupe d’intervention rapide (GIR) de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), dont les hommes cagoulés de noir sont le bras opérationnel du Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ), a démantelé leurs 56e et 57e cellules jihadistes depuis 2015, portant à 829 le nombre des arrestations d’activistes pro-Daesh dans le royaume sur la même période.

Les images, les lieux, les profils, les objectifs des apprentis terroristes, tous interpellés avant leur passage à l’acte, sont désespérément répétitifs. Beaucoup sont originaires du nord du Maroc, stockent chez eux des armes blanches ou des pistolets de petit calibre, s’activent sur les réseaux sociaux et visent des cibles identiques : hôtels, night-clubs, festivals, événements sportifs, touristes, chaînes de télévision.

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Place au renseignement préventif

Même l’aspect, souvent transfrontalier, de ces opérations (le chef du réseau a été arrêté ce même 8 mai par la police espagnole à Bilbao) ne surprend plus. La routine a un avantage : elle protège d’autant plus efficacement de l’angoisse que les Marocains, dans leur grande majorité, ont confiance en leur police – tout au moins dans les unités qui, en son sein, sont chargées de la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Restructurés, recadrés et nettoyés au Kärcher depuis trois ans, les quelque 70 000 agents de la sûreté nationale – la police classique en uniforme, visible quotidiennement dans les rues – n’ont pas encore achevé leur mue. Ripoux et tourmenteurs continuent d’y sévir, même s’ils sont de plus en plus rares et de plus en plus sévèrement sanctionnés. Les 7 000 hommes que compte la DGST n’ont, eux, plus rien à voir avec la sinistre réputation de leur corps jusqu’au début des années 2000. Le temps des rafles massives, des interrogatoires expéditifs et des séances de torture des années de plomb appartient au passé.

Place au renseignement préventif, aux arrestations ciblées, au respect des normes judiciaires, à la pénétration en profondeur des réseaux islamistes et à la déradicalisation. Si le siège ultrasécurisé du BCIJ à Salé, inauguré en mars 2015, est désormais connu des Marocains pour sa politique d’ouverture soigneusement calibrée en direction des médias nationaux et étrangers sous la houlette de son responsable, le très communicatif Abdelhak Khiame, 60 ans, ancien patron de la police judiciaire, il n’en va pas de même de la « maison mère ».

Une institution « normalisée »

Installé au cœur de la forêt de chênes-lièges de Dar es-Salam, non loin du golf du même nom, à la limite de Rabat et de la commune de Témara, cet ensemble de bâtiments partiellement entouré de murs recouverts de barbelés a longtemps été l’un des centres sécuritaires les plus secrets du royaume. À l’époque où Driss Basri régnait sur ce qui s’appelait alors la DST, Témara était le lieu de tous les fantasmes et de tous les cauchemars, centre de détention et d’interrogatoire, « site noir » souvent comparé à Tazmamart et à Kelaat M’Gouna.

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À partir de 2005, passé la vague d’arrestations qui a suivi les attentats meurtriers de Casablanca, la DGST s’est « normalisée » sur le modèle des grandes agences occidentales, ouvrant ses portes à des délégations de parlementaires et du Conseil national des droits de l’homme. Objectif : démontrer que les cellules souterraines, les chambres de torture et le bagne clandestin relevaient désormais du mythe. Opération réussie : plus aucune plainte sérieuse n’a été déposée contre ce service depuis plus de dix ans.

Deux hommes sont à l’origine du lifting d’une institution à part en ce qu’elle se situe au cœur d’un paradoxe sécuritaire unique : le Maroc est à la fois l’un des pays qui « produit » le plus de terroristes et l’un de ceux qui leur résistent le mieux. Le roi Mohammed VI d’abord, qui a saisi très tôt les limites d’une politique uniquement répressive et prôné un islam du juste milieu, et Abdellatif Hammouchi, 52 ans, juriste, pur produit de la maison DGST, au sein de laquelle il a fait toute sa carrière avant d’en assumer la direction à partir de 2005, poste qu’il cumule depuis trois ans avec celui de directeur de la sûreté nationale.

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Abdellatif Hammouchi, spécialiste des réseaux jihadistes

Depuis son vaste bureau ultrafonctionnel au deuxième étage du centre des opérations de la DGST, à Témara, ce haut fonctionnaire, qui n’a pas pris de vacances depuis vingt ans, n’accorde jamais d’interviews et s’abstient de toute vie mondaine, coordonne chaque opération antiterroriste avec un soin de moine copiste. Ce spécialiste des réseaux jihadistes a une connaissance intime des différentes strates de l’islamisme radical marocain depuis les années 1980 : Beurs des banlieues européennes, « Afghans », sectateurs de l’État islamique, salafistes dévoyés et loups solitaires n’ont aucun secret pour lui. Il pourrait en parler des heures, cas par cas, ainsi que des effets du renseignement, de la prévention, du maillage sécuritaire étroit et d’une législation antiterroriste particulièrement draconienne sur le climat de vigilance permanente qui règne au Maroc.

Très apprécié de ses homologues américains et européens (« Tu as sauvé la France », lui a confié le Français Patrick Calvar, patron de la Direction générale de la sécurité intérieure, au lendemain des attentats de Paris de novembre 2015, après qu’un renseignement marocain a permis de localiser le terroriste Abdelhamid Abaaoud et ses complices), Hammouchi n’a pas oublié l’offense subie en février 2014, quand des policiers français sont venus frapper à la porte de la résidence de l’ambassadeur du Maroc, à Neuilly, porteurs d’une convocation de justice à son nom.

Ce jour-là, Abdellatif Hammouchi était dans son bureau de Témara et non à Paris, comme on l’a dit. Patrick Calvar, Manuel Valls, alors Premier ministre, et même le président Hollande lui ont par la suite juré qu’ils n’étaient pas au courant de l’initiative de la juge Sabine Kheris. Lui en a tiré une leçon : nul n’est à l’abri d’une dénonciation calomnieuse, surtout quand on dirige un service que les ONG et la justice françaises s’obstinent à observer, trente ans après la parution de Notre ami le roi, avec les lunettes obsolètes de Gilles Perrault.

Une autre facette du soft power marocain

À deux pas du QG d’Abdellatif Hammouchi, un institut de formation professionnelle des agents et cadres de la DGST a été inauguré le 24 avril par Mohammed VI. Cinquante-sept commissaires issus de l’Institut royal de police de Kenitra y apprennent les techniques du renseignement pendant douze à dix-huit mois. L’objectif est d’en former 500 par an, tout en accueillant des stagiaires venus d’une douzaine de pays africains – une autre facette du soft power marocain sur le continent.

Les enseignants sont des cadres de la DGST et des professeurs des facultés de Rabat et de Casablanca. L’ambiance est monacale, aseptisée. Les « étudiants », en costumes quasi identiques et rasés de près, bénéficient d’un environnement à la fois technologique et intellectuel rare sous ces latitudes : salles de monitoring, ordinateurs omniprésents, bibliothèque dans laquelle ouvrages religieux, précis juridiques et livres d’espionnage cohabitent avec Sigmund Freud et Edgar Morin.

Un peu à l’écart, sous un hangar qui jouxte l’inévitable parcours du combattant, fraîchement repeint, le GIR, unité d’élite de la DGST, s’entraîne au tir. L’arsenal dont dispose ce groupe de 300 hommes chargé des interventions à haut risque est impressionnant : fusils à lunettes américains pour snipers, pistolets-mitrailleurs allemands, armes de poing autrichiennes, fusils à pompe italiens, caméras thermiques françaises, identificateurs à rayons X…

Un combat de fond idéologique

Ces agents sont susceptibles d’être appelés sur n’importe quel théâtre d’opérations, de Tanger à Dakhla, l’unicité de commandement DGSN-DGST sous le képi du seul Abdellatif Hammouchi permettant d’éviter toute guerre des polices entre les différents services. Seul le contre-espionnage (Direction générale des études et de la documentation, DGED), que dirige depuis treize ans le très discret Yassine Mansouri, ancien condisciple du roi au Collège royal de Rabat, évolue indépendamment de cette structure.

À Témara comme à Salé, lorsqu’on écoute Abdellatif Hammouchi et celui qui, à la tête du BCIJ, est l’un de ses principaux collaborateurs – le préfet Khiame – décrire leur veille permanente, on comprend : l’éradication du jihadisme radical au Maroc n’est pas pour demain, même s’il demeure un objectif à long terme. On est ici dans la prévention, le renseignement, l’anticipation et le traitement des symptômes, conscient du fait que l’ennemi est une hydre en constante mutation.

En février, l’agresseur d’un touriste britannique à Fès a ainsi déclaré aux policiers qu’il avait agi après avoir vu sur Al Jazeera un reportage sur les Palestiniens de Gaza et sans en référer à aucune filière organisée. Contre cet émiettement des charges explosives du terrorisme, le combat de fond ne peut être qu’idéologique. Et il ne se gagne pas en une décennie.

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