Afrique du Sud : Ramaphosa, un président pressé de tourner la page Zuma

Voilà trois mois que l’ex-vice-président a pris les rênes du pays. Lui qui a longtemps patienté dans l’antichambre du pouvoir doit maintenant rassurer les investisseurs autant que ses concitoyens.

Le Deputé President Cyril Ramaphosa, en décembre 2017 à Johannesburg en Afrique du Sud. © Gallo Images/Rapport/Deon Raath/Getty Images

Le Deputé President Cyril Ramaphosa, en décembre 2017 à Johannesburg en Afrique du Sud. © Gallo Images/Rapport/Deon Raath/Getty Images

Publié le 15 mai 2018 Lecture : 8 minutes.

Pendant quatre ans, Cyril Ramaphosa a regardé Jacob Zuma entraîner l’Afrique du Sud vers la catastrophe. Et tandis que lui, le vice-­président, restait silencieux et apparemment impuissant, Zuma limogeait les ministres compétents les uns après les autres, saccageant les institutions de la République pour les beaux yeux de la famille Gupta, dont les membres passent pour avoir été ses principaux soutiens financiers. Rien durant cette période n’avait préparé les Sud-Africains à ce qui allait suivre : sitôt élu à la tête du Congrès national africain (ANC), en décembre 2017, Ramaphosa a déclenché un véritable blitzkrieg politique, parvenant, à force de décisions et de manœuvres habiles, à rassurer les investisseurs et à provoquer, chez ses compatriotes, un sursaut national.

Pourquoi a-t-il attendu si longtemps ? En visite à Londres pour assister au sommet du Commonwealth, il choisit de nous répondre par une autre question (« Qu’a dit Shakespeare déjà ? »), avant de citer l’appel à l’action de Brutus dans Jules César. À 65 ans, Cyril Ramaphosa paraît très à son aise dans ce qui pourrait être décrit comme le troisième acte d’une carrière commencée comme simple militant de l’ANC et qui a fait de lui un homme d’affaires prospère puis, depuis le 14 février dernier, un chef d’État. « Shakespeare disait qu’il y a une marée dans les affaires des hommes, explique-t-il. Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi je ne faisais rien et pourquoi je ne disais rien. Je leur répétais qu’il y a un temps pour agir et que, quand vous passez à l’action, vous devez être sûr de ne pas échouer. »

Nous devons maintenant regarder vers l’avenir, insiste le chef de l’État

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Lui dit s’être décidé un jour de mars 2017, après que Zuma a limogé son ministre des Finances, le très respecté Pravin Gordhan (qui a depuis réintégré le gouvernement à la demande de Ramaphosa). « Les choses allaient très mal, explique le nouveau chef de l’État. Nous avons touché le fond avant de comprendre que nous pouvions remonter la pente. » Au bout du compte, Ramaphosa se sera montré plus patient que Brutus… N’attend-il pas depuis que Nelson Mandela a émis le souhait de le voir lui succéder, au milieu des années 1990 ? À l’époque, il est déjà un avocat talentueux, mais la direction de l’ANC lui préfère Thabo Mbeki. Il se tourne alors vers le privé, amassant une véritable fortune, bénéficiant des mécanismes de discrimination positive qu’il a contribué à mettre sur pied.

L’Afrique du Sud qu’il doit aujourd’hui diriger est très différente de celle d’il y a vingt ans. Il y avait à l’époque un optimisme très fort, et les Noirs étaient convaincus que l’ANC pouvait réparer les torts de l’apartheid. Deux décennies plus tard, et alors que la présidence Zuma a eu un effet extrêmement corrosif, les Sud-Africains sont à bout. « Mais tout ça, c’est du passé », insiste Ramaphosa, qui sait bien qu’il doit autant rassurer à l’international que panser les blessures non cicatrisées. « Nous devons maintenant regarder vers l’avenir. »

Des problèmes de l’apartheid non résolus

Sous son prédécesseur, l’économie a stagné, le rand a chuté et deux agences de notation ont étrillé la dette souveraine du pays. Autrefois tout-puissant, l’ANC a perdu trois grandes villes lors des scrutins municipaux de 2016 – dont Johannesburg –, et son assise électorale a reculé. Le chômage est endémique, surtout chez les jeunes, et les problèmes hérités de l’apartheid (ségrégation urbaine, non-redistribution des terres) n’ont pas été résolus. Résultat : le parti au pouvoir est débordé sur sa gauche par Julius Malema, qui a quitté l’ANC pour fonder son propre parti, les Economic Freedom Fighters, et qui a su capter le mécontentement de l’électorat noir.

Si Ramaphosa n’a pas bougé pendant des années, il paraît aujourd’hui conscient que les problèmes s’accumulent. Il a déjà fait le ménage à la tête des grandes entreprises publiques et au sein d’un gouvernement jusque-là noyauté par des amis de la famille Gupta. Accusé de corruption, Jacob Zuma a été convoqué par la justice. Notamment soupçonnés d’avoir influé sur des nominations publiques, les Gupta font désormais l’objet d’une enquête. Ramaphosa, de son côté, apporte un soin tout particulier à son image : il ne veut plus être cet amateur de bons vins, plutôt distant, que connaissaient les Sud-Africains, mais un homme d’action, qui voyage en classe éco et va à la rencontre des électeurs lors de son jogging matinal.

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L’ANC, un parti divisé

Il faut dire que le temps presse. En décembre 2017, face à Nkosazana Dlamini-Zuma, Ramaphosa n’a remporté que de justesse la présidence de l’ANC, parti aujourd’hui divisé. Et les prochaines élections auront lieu en 2019. Nombre de personnalités restées fidèles à Zuma sont toujours en poste (ainsi de David Mabuza, le vice-président du parti et du pays), et il ne fait aucun doute qu’il y aura tôt ou tard une confrontation.

Signe de l’imminence de la bataille, Ramaphosa a dû écourter son voyage à Londres et rentrer jouer les pompiers à Mafikeng, une petite ville du nord-ouest de l’Afrique du Sud, où des manifestants réclamaient violemment la démission du chef de l’administration locale, réputé proche de Zuma et des Gupta et accusé d’avoir mis en place un vaste système de corruption. « Les gens vont commencer à se sentir trahis si de tels politiciens ne sont pas écartés, explique l’analyste politique Ralph Mathekga. Mais Ramaphosa ne peut pas non plus se faire trop d’ennemis dans le camp de Zuma. »

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En attendant, le nouveau président consolide son pouvoir. Il a limogé 21 des 36 membres du gouvernement et renommé des personnes écartées par Zuma. Concernant la lutte contre la corruption au sein de l’ANC, il insiste sur le rôle des tribunaux et d’une commission chargée d’enquêter sur la « prédation d’État » à laquelle se seraient livrés Zuma et les frères Gupta.

Relancer l’économie et l’investissement

« Même à la tête de l’ANC, des gens vont devoir rendre des comptes, martèle-t-il. Beaucoup de choses vont sortir. » Sithembile Mbete, expert politique, ajoute que le chef de l’État va vraisemblablement laisser le sale boulot aux tribunaux pour ne pas être accusé d’utiliser des enquêtes afin de se débarrasser de ses adversaires. « Ramaphosa ne veut pas que ce reproche lui soit fait, surtout par un Zuma qui ne manquera pas de se poser en victime. »

Il va ensuite s’attacher à relancer l’économie. Son élection a déjà enrayé la baisse du rand et convaincu Moody’s, la seule grande agence à ne pas avoir dégradé la note de la dette souveraine de l’Afrique du Sud, de lui attribuer la perspective « stable ». Il veut aussi relancer l’investissement, actuellement inférieur à 20 % du PIB. Ramaphosa répète qu’il veut des engagements fermes d’ici à la fin de l’année et assure pouvoir garantir la stabilité politique dont les investisseurs ont besoin.

Quarante des 100 milliards de dollars espérés viendront des entreprises publiques et seront investis dans les infrastructures, le tourisme et l’industrie. Les autres proviendront des investisseurs chinois et du secteur privé sud-africain ou étranger. « Tout cela est très excitant », dit-il au sujet de cette « chasse à l’investisseur ». Les agences de notation estiment que l’économie pourrait croître de 2 % cette année, et l’entourage du président rêve d’une croissance de 3 % ou 4 % d’ici à la fin de son mandat.

La terre, au centre des revendications

Ce serait un bon début, mais Ramaphosa sait que cela ne suffira pas. Le plus difficile sera de défaire certains des héritages structurels de l’apartheid, exacerbés par une croissance trop faible et par la déchéance morale de l’ère Zuma. Il va devoir répondre aux exigences d’une majorité noire frustrée sans effrayer les investisseurs.

Car Zuma a beau n’avoir concrètement rien fait pour les Sud-Africains, il a usé – avec succès – d’une rhétorique populiste, tandis que Ramaphosa est encore pour beaucoup ce multimillionnaire qui siégeait au conseil d’administration de la société Lonmin en 2012, quand ordre a été donné de tirer sur les mineurs de Marikana. Bref, il va devoir réussir l’impossible : rendre le pays plus « capitaliste », pour qu’il puisse croître plus vite, et plus « socialiste », pour que richesses et opportunités bénéficient enfin à tous.

Et puis il y a cette question de la terre, qui revient hanter l’ANC. Le parti a été fondé en 1912 « pour résister à l’accaparement des terres par les colons », Ramaphosa ne l’a pas oublié. Ce besoin viscéral de réappropriation « est revenu en force » : « La plaie est béante et saigne encore ».

Quoi que nous fassions, lorsque nous rendrons la terre à ses premiers propriétaires, l’économie ne devra pas être lésée, et la production agricole ne devra pas baisser

Sous la pression de Julius Malema, Ramaphosa a accepté une révision de la Constitution, qui faciliterait les expropriations sans compensation. Mais il est pragmatique et préférerait que seules les terres détenues par l’État soient redistribuées, afin de trouver un juste milieu entre le besoin de justice sociale et la préservation des droits de propriété. « Nous n’allons pas chercher des solutions qui conduiront à un déclin de l’économie. Quoi que nous fassions, lorsque nous rendrons la terre à ses premiers propriétaires, l’économie ne devra pas être lésée, et la production agricole ne devra pas baisser. »

Une nouvelle charte minière devra également être élaborée. Dans ce secteur aussi, les pressions pour l’instauration d’une discrimination positive pourraient mener à l’adoption de nouvelles règles, dissuasives pour les sociétés minières étrangères, qui se retrouveraient exposées au risque de dilution de leur actionnariat, voire à l’expropriation pure et simple.

Mais Ramaphosa, qui sait l’art de négocier et qui a dirigé le syndicat des mineurs NUM pendant les grandes grèves de la fin des années 1980, est convaincu qu’il est possible de trouver un compromis qui satisfasse tout le monde. « De toute façon, la croissance doit être inclusive. Elle ne peut pas se faire au détriment d’une communauté. Il faut trouver des solutions gagnant-gagnant. »

De l’eau a coulé sous les ponts depuis que Mandela a pour la première fois évoqué le nom de Ramaphosa pour lui succéder. Depuis, l’ANC et l’Afrique du Sud ont tous deux beaucoup reculé. Pour le moment, le contraste évident entre le président actuel et Jacob Zuma a suffi à injecter aux Sud-Africains une dose d’optimisme – de « Ramaphorie », disent certains. Le changement d’humeur est perceptible. Mais pour combien de temps ?

Ce qu’il dit sur…

La chute de Zuma

« Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi je ne faisais rien. Je leur répétais qu’il y a un temps pour agir et que, quand vous passez à l’action, vous devez être sûr de ne pas échouer. »

L’ANC

« Même à la tête du parti, des gens vont devoir rendre des comptes. Beaucoup de choses vont sortir. »

La redistribution des terres

« La plaie est béante et saigne encore. Mais quoi que nous fassions, lorsque nous rendrons la terre à ses premiers propriétaires, l’économie ne devra pas être lésée et la production agricole ne devra pas baisser. »

Julius Malema

« Nous serions heureux qu’il revienne au sein de l’ANC. C’est sa maison idéologique. »

L’économie

« Ce que nous voulons, c’est créer un environnement durablement favorable aux investisseurs. J’aborde toutes ces questions comme le ferait un homme d’affaires. »

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