Antiterrorisme : le modèle marocain

En trois ans, le Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ) est devenu une référence en matière de lutte contre les réseaux jihadistes. Qui sont les membres de ce service de choc ? À quels défis sont-ils confrontés ? Comment coopèrent-ils avec leurs homologues étrangers ? Enquête.

Siège du BCIJ, sous bonne garde, à Salé. © Abdeljalil Bounhar/AP/SIPA

Siège du BCIJ, sous bonne garde, à Salé. © Abdeljalil Bounhar/AP/SIPA

fahhd iraqi

Publié le 27 mars 2018 Lecture : 6 minutes.

Coincé dans une impasse derrière les hautes murailles de la prison de Salé, le bâtiment a des allures de bunker. Double barrage policier, murs en béton armé renforcé, soldats d’élite encagoulés en faction… Bienvenue au siège du Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ), inauguré il y a trois ans, le 20 mars 2015. Dans les sous-sols impénétrables de l’institution, plus de 800 terroristes présumés ont été interrogés avant d’être déférés devant le procureur chargé des affaires de terrorisme, juste en face, à la cour d’appel de Salé.

Ce sont des éléments du Groupe d’intervention rapide (GIR), dont certains montent la garde ce jour-là, qui entrent en action quand il s’agit de prendre d’assaut des planques de terroristes, de grands trafiquants de drogue ou de personnes recherchées dans le cadre d’affaires criminelles médiatisées. Certaines de ces interventions, dignes des superproductions hollywoodiennes, sont même filmées et parfois diffusées dans les médias, qui rivalisent d’éloges à la gloire du « Swat » du bled. Et quand il s’agit de grosses prises, la salle de conférences du BCIJ s’ouvre même aux journalistes, à qui sont présentés tous les détails, pièces à conviction comprises.

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Abdelhak Khiame, à la tête du « FBI marocain »

Le BCIJ est la partie visible et présentable des services de renseignements marocains. Il a été conçu dès le départ comme l’aile judiciaire de la redoutable Direction générale de la surveillance du territoire (DGST).

Jusqu’à la réforme du code pénal de 2011, les officiers de la DGST n’avaient pas un statut de police judiciaire. Leur mission se limitait à recueillir les renseignements dans l’ombre avant de passer le relais à la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ), qui instruisait les dossiers et se coordonnait avec la justice. La collaboration étroite entre ces deux services est à l’origine de la création du BCIJ, dont la direction a été confiée à Abdelhak Khiame, ancien patron de la BNPJ.

Le domaine de compétence de cette nouvelle superstructure sécuritaire se résume aux crimes énoncés dans l’article 108 du nouveau code pénal : atteinte à la sûreté de l’État, homicide, enlèvement, contrefaçon ou falsification de la monnaie, trafic de stupéfiants et de substances psychotropes, d’armes, de munitions et d’explosifs… Un large rayon d’action pour ce bureau structuré en deux directions distinctes : la brigade de lutte contre le terrorisme et celle de la lutte contre le crime organisé. Et, en trois ans d’activité, le tableau de chasse du « FBI marocain » lui a permis d’acquérir une notoriété internationale, surtout en matière de lutte contre le terrorisme.

Le Maroc a livré de précieux renseignements qui ont contribué à déjouer des attentats

Derrière le bureau d’Abdelhak Khiame, une étagère est ornée de souvenirs échangés avec les services de sécurité de pays des cinq continents. « Il y en a plein d’autres ailleurs », nous lance le quinquagénaire, qui, en trente-trois ans de carrière à la police judiciaire, a eu l’occasion d’effectuer plusieurs stages à l’étranger et surtout de collaborer, ces dernières années, avec presque tous les services du monde en matière de lutte contre le terrorisme.

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« Professionnels et fiables, nos services de renseignements ont fait leurs preuves. De l’Espagne, avec laquelle nous avons mené plusieurs opérations conjointes, jusqu’au Danemark, en passant par la France, la Belgique ou l’Italie, le Maroc a livré de précieux renseignements qui ont contribué à déjouer des attentats », explique le patron du BCIJ.

Souvent, ce bureau se retrouve même au cœur d’investigations relatives à des attentats terroristes perpétrés à l’étranger. Dernier exemple en date : au lendemain des attentats de Barcelone (août 2017), le BCIJ a non seulement dépêché ses enquêteurs sur place mais a aussi effectué plusieurs arrestations sur le sol national. « Nos partenaires espagnols nous ont signalé la présence de plusieurs individus qui ont été en contact avec les auteurs de l’attentat, confie Abdelhak Khiame. Nous les avons bien évidemment arrêtés et interrogés. Mais ils ont finalement été relâchés car ils n’avaient aucun lien avec ces attentats. »

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Le dispositif sécuritaire au cœur de la lutte antiterroriste

Au sujet des binationaux marocains qui se retrouvent souvent impliqués dans des attentats terroristes, le directeur du BCIJ a sa propre interprétation. « C’est une question d’encadrement religieux dans les pays d’accueil. C’est pour cela d’ailleurs que tous les pays veulent s’inspirer du modèle marocain en la matière », souligne-t-il.

Et pour cause : la lutte contre le terrorisme au Maroc dépasse le seul cadre sécuritaire. L’islam modéré à la marocaine est une des forces du royaume, qui forme déjà les imams de plusieurs pays africains comme européens. Même en milieu carcéral, le modèle marocain de réhabilitation est en train de faire ses preuves. Le programme Mossalaha (« réconciliation »), incitant les détenus dans des affaires de terrorisme à procéder à des révisions idéologiques, a abouti à l’octroi de grâces royales au profit de treize condamnés.

Il n’en demeure pas moins que le dispositif sécuritaire reste au cœur de la lutte antiterroriste au Maroc. La création du BCIJ avait coïncidé avec un amendement de la loi antiterroriste qui criminalise tout ralliement ou tentative de ralliement à un groupe armé.

C’est ainsi qu’au Maroc plusieurs cellules de recrutement pour le compte de Daesh ont été démantelées, et des centaines de personnes qui s’apprêtaient à rejoindre les foyers de tension (Irak ou Syrie) ont été interpellées. « C’est ce qui explique le nombre important de cellules démantelées en 2015 et en 2016 [40 en tout, soit 80 % des cellules démantelées jusqu’à présent] », explique Khiame.

Notre point fort au Maroc, c’est aussi la coordination entre tous les services

La création du BCIJ avait également été suivie, en mai 2015, par un changement organisationnel au niveau de l’appareil sécuritaire. Abdellatif Hammouchi, directeur de la DGST, a également pris la tête de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN). L’homme le plus secret du royaume est ainsi sorti de l’ombre pour chapeauter les deux tentacules de la pieuvre sécuritaire.

« Notre point fort au Maroc, c’est aussi la coordination entre tous les services de sécurité. Nous tenons régulièrement des réunions, parfois à raison de trois par semaine, pour échanger des renseignements et coordonner les actions avec les différentes composantes de l’appareil sécuritaire », admet Khiame, qui réfute l’existence de toute guerre de services dans le royaume.

En première ligne, le responsable sécuritaire est conscient de l’impératif d’une coordination globale pour minimiser le risque terroriste, lequel prend de nouvelles formes. « L’utilisation d’internet et des réseaux sociaux est l’une des principales forces de Daesh par rapport à Al-Qaïda, qui n’était pas aussi efficace dans le recrutement via ce canal, soutient le patron du BCIJ. C’est ainsi que sont apparus les fameux “loups solitaires”, qui constituent désormais le principal danger pour tous les pays. » Et le Maroc, ennemi juré des organisations terroristes, reste dans la liste des pays les plus exposés à la menace jihadiste.

Exception arabe

C’est une ligne de front invisible le long de laquelle les services du royaume chérifien mettent en œuvre depuis quinze ans une stratégie préventive, sécuritaire et répressive qui fait figure d’exception dans le monde arabe.

Le journaliste suisse Alain Jourdan relate cette action, détaille l’architecture de la communauté marocaine de l’antiterrorisme et retrace le parcours d’une trentaine de jihadistes « born in Morocco ». Une enquête éclairante.

Bilan chiffré du BCIJ (2015-début 2018)

811 présumés terroristes arrêtés

51 cellules terroristes démantelées

99 « revenants » arrêtés

56 personnes refoulées par des pays tiers

7 affaires liées aux armes élucidées

186 individus arrêtés hors terrorisme

50 tonnes de cannabis, 35 777 pilules psychotropes ,

4,3 tonnes de cocaïne saisies

57 millions de dirhams saisis (en monnaie locale et en devises)

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