Tunisie – Moncef Marzouki : « La révolution n’est pas terminée »

Aujourd’hui à la tête d’Al-Irada, parti d’opposition qu’il a fondé, l’ancien président se voit comme le dépositaire de l’esprit du 14 Janvier et se pose plus que jamais en défenseur de ses acquis.

Moncef Marzouki, dans les locaux de son mouvement, Harak Tounes Al-Irada, le 12 décembre 2017, à Tunis. © Ons Abid pour JA

Moncef Marzouki, dans les locaux de son mouvement, Harak Tounes Al-Irada, le 12 décembre 2017, à Tunis. © Ons Abid pour JA

CRETOIS Jules

Publié le 16 janvier 2018 Lecture : 11 minutes.

L’ancien président sourit. À 72 ans, Moncef Marzouki, médecin de formation et défenseur des droits de l’homme, est redevenu militant. Depuis la fin de 2015, il dirige Harak Tounes Al-Irada (Mouvement Tunisie la Volonté), parti d’opposition qu’il a fondé. Mi-décembre, c’est dans les locaux du parti, à El-Menzah 6, à Tunis, qu’il nous reçoit. Une fois franchi le dispositif de sécurité – quelques policiers en Jeep –, nous pénétrons dans la petite villa.

Quelques clichés aux murs représentent l’ex-président en meeting. Le drapeau tunisien s’invite ici et là. Dans la grande pièce principale, sobrement décorée, des jeunes tiennent réunion. Sami Ben Amara, chargé de la communication, nous accueille. Ce fidèle de Moncef Marzouki suit l’ancien président depuis son départ de Carthage.

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Bien rangé et dépouillé, le bureau de l’ancien chef de l’État fait face à un mur blanc. Dans un coin, un drapeau du mouvement côtoie celui de la nation, prêts pour la photographie solennelle. Dans l’autre, une bibliothèque copieusement garnie de livres en français et en arabe sur la transition, l’islam politique, les droits de l’homme. Dans un français parfait, Moncef Marzouki se lance.

Le ton est cordial, le propos précis.Quelque peu sur la réserve au début de l’entretien, il va rapidement se lâcher. Marzouki ne dit pas s’il sera dans les starting-blocks pour la présidentielle de 2019. En revanche, il trace une ligne de démarcation nette entre son mouvement et le camp du président Béji Caïd Essebsi. L’ex-chef de l’État se voit comme une force qui perpétue l’esprit de la révolution de 2011. Une révolution dont les acquis seraient, à l’en croire, menacés.

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Nous avons écrit en trois ans une des plus belles Constitutions au monde

Jeune Afrique : Avec le recul, comment jugez-vous votre mandat présidentiel ?

Moncef Marzouki : La troïka [alliance CPR, Ennahdha, Ettakatol, au pouvoir entre fin 2011 et fin 2014], c’est un petit peu comme le crime commis dans Rashomon [célèbre film d’Akira Kurosawa] : chacun en a sa version. Et force est de constater que cette période a été noircie, diabolisée. Pourtant, nous avons aujourd’hui des éléments de comparaison. J’ai été président pendant trois ans. Trois ans se sont écoulés depuis les dernières élections. On ne peut plus mentir, les yeux sont dessillés.

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Et, à mon sens, nos trois années ont été un succès. Il faut commencer par juger en fonction des objectifs annoncés. Ceux de la troïka étaient de maintenir le pays à flot d’abord, d’écrire une Constitution ensuite. Et nous l’avons écrite en trois ans. Une des plus belles Constitutions au monde.

Certains pays mettent plus de neuf ans pour le faire. Voilà pour nos promesses. Nous n’avons pas vendu de rêves. Nous n’avons pas, par exemple, promis de combattre le chômage. Nous nous sommes montrés réalistes. Et je rappelle que le taux de croissance était entre 2 % et 3 % durant la troïka et que le dinar se maintenait alors à 2 euros environ.

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Pourtant, on continue à diaboliser cette période…

Il y a un ancien système qui a été très virulent à l’époque et qui continue à l’être… Bien plus virulent que nous, d’ailleurs. Aujourd’hui que nous sommes dans l’opposition, nous laissons le gouvernement travailler, quoi que nous pensions. Nous ne pratiquons pas le blocage tous azimuts.

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Il faut soutenir le peuple syrien, mais ne pas armer l’opposition et ne pas favoriser l’intervention des grandes puissances

On pointe du doigt des positions précises, comme sur la Syrie…

J’assume. C’était la seule position politique et éthique possible. En 2012, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud al-Fayçal, et la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, étaient à Tunis pour parler du sujet. Je me souviens que Saoud al-Fayçal était plutôt favorable à l’armement de l’opposition.

À tous les deux, dès le départ, j’ai donné ma position : il faut soutenir le peuple syrien, mais ne pas armer l’opposition et ne pas favoriser l’intervention des grandes puissances. Je crois que c’était juste. Au nom de quel machiavélisme politique aurais-je soutenu la révolution dans mon pays et dans le même temps Bachar al-Assad, alors que sa place est devant la Cour pénale internationale [CPI] ?

On vous a aussi reproché d’avoir reçu des salafistes…

Président, j’ai reçu Hamed Karoui [ancien Premier ministre de Ben Ali] ou Béji Caïd Essebsi. J’ai reçu beaucoup de monde. J’ai rencontré des salafistes à la suite d’une décision du Conseil national de sécurité.

Nous étions engagés dans la lutte contre le terrorisme, et cette lutte était multisectorielle. Il fallait parler à la frange non armée du mouvement salafiste. Nous devions nous assurer qu’ils restent bien amarrés à la république. Je leur ai dit de se montrer prudents dans leurs prêches, leur ai parlé du poids des mots. J’ai d’ailleurs trouvé du répondant. Et on m’a attaqué à ce sujet. C’était de mauvaise foi mais de bonne guerre…

Brandissant la nouvelle Constitution, aux côtés de Mustapha Ben Jaafar (à g.) et Ali Larayedh, le 27 janvier 2014. © fethi belaid/AFP

Brandissant la nouvelle Constitution, aux côtés de Mustapha Ben Jaafar (à g.) et Ali Larayedh, le 27 janvier 2014. © fethi belaid/AFP

Comment assurer le retour du sens de l’effort et la relance de la machine économique quand la situation politique est à ce point instable ?

Vous avez pourtant récemment critiqué le Conseil national de sécurité.

Cet outil existait déjà formellement sous Ben Ali. Qui ne l’utilisait pas, vu qu’il régnait seul avec son clan. Ce conseil comprend, pour résumer, le président, le chef du gouvernement, le chef du Parlement et l’armature sécuritaire du pays.

À l’époque, il s’agissait de lutter contre des dangers très concrets, et ce de manière efficace. La Libye était quadrillée par les groupes armés, et les terroristes étaient déchaînés. Béji Caïd Essebsi, lui, en a fait un gouvernement bis. Il l’utilise pour doubler les ministres dans le cadre de sa concurrence avec le chef du gouvernement.

Vous jugez durement l’action de votre successeur…

Je souhaite avant tout la réussite. Je lui ai dit bonne chance en lui remettant les clés de la maison. Mais je considère en effet que ce mandat court à un échec total. Il avait pour but de donner du travail aux gens. Mais comment assurer le retour du sens de l’effort et la relance de la machine économique quand la situation politique est à ce point instable ?

Aucun investisseur étranger ni même local ne se manifestera dans ce contexte. Pourtant, le président a presque les pleins pouvoirs. Les prochaines années vont être oblitérées par cette concurrence entre le chef du gouvernement et le président. L’esprit de réforme est absent et le risque d’explosion, lui, augmente.

La révolution est la rencontre des demandes démocratiques de la classe moyenne et des exigences sociales des classes les plus modestes

Vous avez déclaré, lors d’un meeting à Tataouine, que la révolution n’était pas finie. Que vouliez-vous dire ?

La révolution est, pour beaucoup, la rencontre des demandes démocratiques de la classe moyenne et des exigences sociales des classes les plus modestes. Ces deux attentes ont été déçues. Les attaques constantes contre la Constitution, le retour des statues de Bourguiba, la nomination de ministres qui étaient déjà là du temps de Ben Ali… On multiplie les symboles comme pour dire « c’est fini ». Il serait faux de parler d’une restauration pure et dure, mais il s’agit bien d’un retour rampant, larvé, d’un monde dont on ne voulait plus.

Vous avez promis de transmettre rapidement le flambeau aux jeunes au sein du parti. Où en est cette promesse ?

Pour la législative partielle en Allemagne, nous avons refusé la candidature de mon propre frère pour soutenir celle d’un jeune, Yassine Ayari, proche du parti mais pas membre. En interne, le mot d’ordre est « féminisation et rajeunissement ».

Pour tout vous dire, nous avons trois échéances : dans un an, dans cinq ans et dans cinquante ans. Et je sais que la dernière fait sourire. Dans un an, nous irons aux municipales, dans cinq ans nous serons là pour la présidentielle et dans cinquante ans, nous aurons formé des jeunes. Des jeunes qui pourront bâtir un peuple de citoyens.

Quand j’étais à la présidence, on m’a reproché de travailler avec des conseillers trop jeunes. J’assume complètement : la moyenne d’âge était souvent entre 30 et 35 ans. Je l’avais divisée par deux par rapport à l’époque de la dictature, laquelle a empêché la formation de jeunes, et nous devons, nous, maintenant, promouvoir cette formation.

C’est un passage obligé. La Tunisie est restée comme bloquée dans les années 1980. J’étais un jeune agrégé à l’époque. Le pays avait tout pour devenir ce que sont aujourd’hui l’Espagne ou le Portugal. Mais le refus du changement de Bourguiba puis l’arrivée au pouvoir de Ben Ali ont figé la Tunisie en 1983-1984. Trente ans de perdus à cause de la courte vue. Autant de temps à rattraper !

Passage de témoin avec Béji Caïd Essebsi, le 31 décembre 2014, au palais de Carthage. © amine landoulsi/Anadolu Agency/AFP

Passage de témoin avec Béji Caïd Essebsi, le 31 décembre 2014, au palais de Carthage. © amine landoulsi/Anadolu Agency/AFP

Al-Irada est  un parti qui parle aux régions les plus modestes, mais il n’a pas de fief

Vous avez réalisé de bons scores dans le Sud. Al-Irada est-il un parti du Sud ?

Dans le cadre de la guerre tous azimuts contre nous, on nous a accusés d’être le « parti du Sud ». C’est faux. En novembre dernier, nous avons tenu une rencontre au cœur du Sahel, à Sayada. L’accueil était extraordinaire.

Et bien sûr, ça a déplu… Quelques excités ont même tenté de nous empêcher d’accéder à une chaîne de radio… Al-Irada est bien sûr un parti qui parle aux régions les plus modestes, favorable à une décentralisation accrue pour favoriser la démocratie locale, mais il n’a pas de fief. De fief, il n’y en a qu’un, c’est la Tunisie, et c’est celui de la démocratie.

Quelle est la position du mouvement sur la question des libertés individuelles ?

Je suis un militant des droits de l’homme. Ce n’est pas un terrain sur lequel je peux être attaqué. J’ai toujours défendu les libertés publiques. En tant que président, j’ai gracié quelque 220 condamnés à mort.

Vous diriez qu’Al-Irada est un parti de gauche ?

Je suis professeur de santé publique : tout m’amène à gauche. Mais en Tunisie il y a deux tendances à gauche : une gauche idéologique et une autre sociale. La première s’arrime à un anti-islamisme que je considère comme parfois primaire. Je suis de la seconde. Lorsque j’étais à la présidence, nous nous sommes lancés dans un projet : sortir entre 1,5 million et 2 millions de Tunisiens de la pauvreté en cinq ans. J’avais même envoyé mes collaborateurs au Brésil pour observer les programmes sociaux les plus efficaces.

Pour moi, le voile n’est pas un sujet. Prier ou pas, boire ou pas, ça ne m’intéresse pas trop. La question idéologique a pompé la Tunisie. Elle a pompé les forces vives du pays.

Quand j’étais président, j’ai, pour la première fois en Tunisie, posé la question de la dette

Emmanuel Macron sera bientôt à Tunis. L’occasion de reparler de la dette tunisienne à l’égard de la France ?

Quand j’étais président, j’ai, pour la première fois en Tunisie, posé la question de la dette. À l’époque, nous devions environ 1 milliard d’euros aux Français. Le service de la dette équivalait dans mon souvenir au budget de l’enseignement supérieur. Cette dette nous plombait et nous plombe d’ailleurs toujours. Nous devons l’honorer, mais nous ne pouvons pas en être les victimes.

J’en ai donc parlé au président François Hollande. Ce que j’ai proposé était simple : on se sert d’une partie de cette dette pour financer des projets d’investissement en Tunisie dont profiteraient exclusivement les sociétés françaises. On a obtenu une petite ristourne, pour ainsi dire. Environ 60 millions d’euros. Nous avons d’ailleurs obtenu des gestes similaires de la part de l’Italie et de l’Allemagne selon le même principe. Tout le monde y gagne.

Vous aviez aussi insisté, lors du lancement du parti, sur la réforme foncière. Pourquoi ? Et en quoi consiste-t-elle ?

Nous avons accumulé de gros retards dans la régularisation de la situation foncière et beaucoup de Tunisiens ne possèdent pas de titre de propriété. Cela plombe l’économie. Lors de tournées dans le Sud et le Centre, j’ai entendu parler de milliers d’hectares en jachère. Du temps de Ben Ali, des terrains, des domaines de l’État ont été donnés aux copains et aux coquins.

Nous disons qu’il faut accélérer le processus et trouver des formules pour que ces terres soient travaillées. Le modèle des coopératives locales, un peu comme à Jemna, est tout à fait intéressant. C’est aussi dans ce sens que la révolution n’est pas tout à fait terminée : des défis, il y en a encore, et des idées aussi.

Nous n’allons pas tarder à mettre en place un « gouvernement de l’ombre », comme disent les Britanniques

Serez-vous candidat à la présidentielle de 2019 ?

À titre personnel, 2019 n’est pas encore d’actualité. Le mouvement, en revanche, se prépare. Nous n’allons pas tarder à mettre en place un « gouvernement de l’ombre », comme disent les Britanniques. C’est-à-dire des gens prêts à entrer dans un gouvernement, capables de se saisir rapidement de dossiers précis, complexes.

Restons sur 2019. Pourriez-vous tendre la main à la gauche, à l’extrême gauche, aux islamistes ?

En politique, il ne faut jamais insulter l’avenir. Nous nous attelons à faire du parti un acteur incontournable. La porte n’est fermée qu’aux voyous. Ce que nous ambitionnons, c’est de rendre aux citoyens le goût et le respect de la politique.

C’est un crève-cœur de voir des antidémocrates utiliser les moyens de la démocratie. J’imagine qu’on pourrait appeler ce phénomène la maladie infantile de la démocratie.

Les islamistes vous ont lâché en 2014. Vous ne leur en voulez pas ?

Les états-majors changent leur tactique, leur attitude en fonction des rapports de forces. Moi, je m’adresse aux électeurs. On me prédisait le pire en 2014, et au final j’ai réalisé un score assez honorable. Je veux constituer une alternative fiable, sûre, et faire en sorte que cette alternative soit capable de parler à tout le monde, sauf à l’ancien système.

Aujourd’hui, qui ne parle pas aux Qataris ? On me fait là un procès d’intention

Comment jugez-vous l’action de l’Instance Vérité et Dignité [IVD] ?

Je suis passionné par le travail de mémoire, qui était la mission de l’IVD. Je suis fier de dire que cette instance est un peu mon enfant. Dès 2003, j’étais allé en Afrique du Sud – moi qui me dis mandéliste – pour étudier leur manière de mettre en place une justice transitionnelle. J’étais fasciné. Pour moi, l’IVD a toujours été un objectif fondamental et je n’ai pas lâché, malgré les résistances.

Personne n’en voulait. Je me suis battu pour les budgets. Je me suis battu pour Sihem Ben Sedrine [présidente de l’IVD]. Ce moment télévisuel, c’était une psychothérapie collective. Sincèrement, j’étais très ému. Et si l’IVD gêne, c’est que pour certains le changement ne doit être qu’une parenthèse vite refermée.

On continue de vous accuser d’être trop proche du Qatar. Que répondez-vous ?

Le Qatar est venu en aide à la Tunisie, pas à la troïka. Aujourd’hui, qui ne parle pas aux Qataris ? On me fait là un procès d’intention.

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