Musique : « Blues et féminisme noir », une analyse signée Angela Davis

Aux États-Unis, au début du XXe siècle, des artistes noires ont chanté un blues qui s’attaquait directement au racisme, mais aussi au patriarcat et à la bourgeoisie noire. La militante Angela Davis a analysé ce mouvement dans un livre paru en 1998, aujourd’hui traduit en français.

Gertrude « Ma » Rainey et son Georgia Jazz Band à Chicago, en 1923, et Bessie Smith à New York, en 1925. © Edward Elcha/Michael Ochs Archives/Getty Images

Gertrude « Ma » Rainey et son Georgia Jazz Band à Chicago, en 1923, et Bessie Smith à New York, en 1925. © Edward Elcha/Michael Ochs Archives/Getty Images

CRETOIS Jules

Publié le 11 décembre 2017 Lecture : 5 minutes.

Blues et féminisme noir est d’abord paru en anglais, en 1998. Angela Davis, 73 ans aujourd’hui, professeure de philosophie, militante communiste africaine-américaine, y observe comment les blueswomen, et plus précisément deux d’entre elles, Gertrude « Ma » Rainey et Bessie Smith, se sont opposées à l’oppression à travers leur musique.

La première, surnommée la « Mère du blues », est née en 1886. Elle commence sa carrière à 14 ans, dans le Sud raciste. Elle n’a qu’une génération d’écart avec l’abolition de l’esclavage. La seconde, née en 1894, est appelée à devenir l’une des principales figures de Harlem, capitale culturelle de l’Amérique noire. Down Hearted, son premier disque, sort en 1923. L’album est aussi le premier disque d’un artiste noir de Columbia et un premier succès populaire, se vendant à plus de 750 000 copies dès sa sortie…

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L’étude de Davis s’ouvre sur le thème de la sexualité, abordée sans ambages par les deux artistes. « Un des éléments les plus flagrants distinguant le blues des cultures musicales dominantes de cette époque est son imagerie sexuelle », écrit-elle. Rainey et Smith célèbrent en effet le désir féminin sur un ton volontiers provocateur. Leur discours rompt franchement avec la période de l’esclavage, où la privation de liberté et la violence s’étendaient jusque dans la vie intime des Noirs. Les deux musiciennes perturbent « la conception dominante de la femme au foyer » et se vantent « d’accumuler les partenaires sexuels dans de nombreuses villes et États ».

La vie sur la route

Leur vie, il faut le préciser, s’organise autour de longues tournées à travers un pays vaste comme un continent. Des voyages qui marquent une césure nette avec la période esclavagiste, quand la liberté de mouvement n’était qu’un rêve inatteignable. Les esclaves ne chantaient pas le sexe, mais composaient de nombreuses musiques autour de la question du déplacement forcé ou du rêve de mobilité.

Dans la manière qu’elles ont de le chanter, le voyage est investi d’un sens particulier chez Rainey et Smith. La vie sur la route les éloigne avant tout des rôles traditionnels de mère et d’épouse. Leurs paroles comme leurs parcours apparaissent comme de véritables transgressions face à l’organisation sociale conventionnelle : « Nombre des amants […] infidèles, dont il est question dans les chansons des blueswomen, étaient en quête de cette […] liberté offerte par la nouvelle possibilité […] du voyage… En revanche, cette option n’était pas admise pour la plupart des femmes. »

Une attaque au dogme chrétien

Bien entendu, cette liberté de ton irrite. Le blues de Rainey et Smith, souligne Davis, « attaquait frontalement le dogme chrétien qui associe sexualité et péché ». L’Église, l’une des institutions les plus influentes dans le monde africain-américain, désavoue ces textes à l’unisson de la petite bourgeoisie noire. D’un côté, ces femmes sont des marginales, rabaissées par une partie de l’intelligentsia noire qui cherche à se dissocier d’un prolétariat naissant. De l’autre, elles sont des stars, portées aux nues : « Gertrude “Ma” Rainey était célébrée par les Noirs du Sud comme l’une des grandes figures culturelles de son époque. »

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Certains considèrent que l’attitude des blueswomen écorne l’image de la communauté noire. Et il ne s’agit pas que de morale. Même sur le plan artistique, la petite bourgeoisie détourne le regard ou accuse. Pour elle, « les ingrédients “primitifs” de la culture noire issue de la classe laborieuse défavorisée devaient être transcendés pour qu’un “grand art” puisse être produit par les populations d’ascendance africaine ». Elle n’apprécie pas de se voir rappeler les cultures façonnées par l’esclavage dans le Sud, ni les réminiscences de cultures proprement africaines prégnantes dans le blues. Même celui urbain et sophistiqué de Smith est rejeté par de grandes maisons de disques africaines-américaines.

Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine, analyse Angela Davis

Tout le poids de l’Histoire pèse sur les épaules des femmes noires pauvres, qui subissent en réalité bien plus que le seul racisme. Pour elles, les oppressions se télescopent, et le blues féminin est une expression artistique qui contrevient à l’Amérique raciste, mais aussi à la morale conservatrice de la classe supérieure noire et à de nombreux hommes noirs. Un élément important pour Angela Davis, dont l’ouvrage le plus connu, Femmes, race et classe, analyse la manière dont les femmes modestes font face à des violences qui s’additionnent. Davis relève l’absence de condamnation claire des violences misogynes, soulignant « une résignation face à la violence masculine ». Elle précise néanmoins : « Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine. Il sort cette dernière de l’ombre de la vie conjugale, où la société la gardait cachée… »

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Les blueswomen « préfigurent aussi un type de revendications refusant de privilégier le racisme sur le sexisme, ou l’espace public sur le privé comme espace principal d’exercice du pouvoir », écrit encore Angela Davis, liant l’histoire du blues et celle du mouvement noir américain, dont elle est l’une des figures de proue en tant qu’ancienne prisonnière et « compagnonne » des Black Panthers. Militante, elle rééquilibre cette épopée souvent incarnée par des hommes, qu’ils soient journalistes, syndicalistes ou religieux, pour y inscrire la présence originale de ces voix féminines puissantes et structurantes.

La condition des femmes, des Noirs et des pauvres

Si elle dépeint des rebelles largement conscientes de leur particularité, l’auteure ne fait pas des deux blueswomen des militantes. Les chansons de Smith et Rainey « sont un prélude historique annonçant la contestation sociale à venir », écrit-elle. Davis explicite ce qui peut apparaître comme la ligne de cette première vague blues : « tout ce qui constitue les réalités de vie de la classe laborieuse africaine-américaine est admis dans le discours du blues – y compris ses aspects considérés comme immoraux par la culture dominante ou la bourgeoisie noire. » Il ne s’agit pas toujours de dénoncer. Juste de montrer.

Difficile alors de ne pas penser au rap africain-américain contemporain. Pour les domestiques, Smith chante Washwoman’s Blues. Pour ceux qui peinent à payer leur loyer : House Rent Blues. Pour ceux qui connaissent la réalité carcérale : Jail House Blues. Poor Man’s Blues évoque la misère, et Backwater Blues s’adresse à ceux qui, frappés par les inondations, ne trouvent aucun secours du côté de l’État. Les concerts et l’apparition du disque permettent une diffusion large des œuvres. Rainey et Smith incarnent et chantent la condition des femmes, des Noirs et des pauvres tout à la fois.

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