Tribune : pour un protectionnisme intelligent en Afrique

Thomas Léonard, et Pierre Laurent, respectivement associé et consultant chez Okan, plaident pour des « mesures finement calibrées » pour protéger les productions locales sans nuire aux consommateurs ni au développement des pays voisins.

Thomas Léonard (à g.) et Pierre Laurent (à d.), respectivement associé et consultant chez Okan © Okan

Thomas Léonard (à g.) et Pierre Laurent (à d.), respectivement associé et consultant chez Okan © Okan

Publié le 15 décembre 2017 Lecture : 4 minutes.

Quand vous mangez un poulet yassa, demandez-vous d’où proviennent ces oignons qui donnent tant de goût au plat. La probabilité qu’ils aient été produits localement varie selon le pays de dégustation analyse Thomas Léonard et Pierre Laurent, respectivement associé et consultant chez Okan.

D’une chance sur trois au Sénégal, cette probabilité tombe à une chance sur vingt en Côte d’Ivoire. La raison de cette large variation ? La mise en place de mesures protectionnistes par le Sénégal depuis 2003. Plus particulièrement, le gel des importations d’oignons qui a permis le développement de la production locale, multipliée par cinq entre 2004 et 2016.

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Après une période de consensus autour d’un libre-échange parfois sans nuance dans les années 1980-1990, un discret retour des politiques protectionnistes est visible dans plusieurs pays d’Afrique, dans le cadre de « stratégies d’émergence » (soutien à l’industrialisation, à la sécurité alimentaire). Ces initiatives reçoivent le soutien de sommités comme Dani Rodrik, professeur à Harvard. Selon lui, l’ouverture économique peut se révéler dommageable pour les pays pauvres, le succès d’une stratégie de développement requérant « un mélange judicieux de pratiques importées et d’innovations institutionnelles locales ». En d’autres termes, il prône un « protectionnisme intelligent », à l’image de la Chine et du Vietnam, qui ouvrent progressivement leurs frontières.

Les producteurs locaux face à la concurrence internationale

L’idée sous-jacente est claire : dans un environnement libéralisé, les producteurs locaux se heurtent frontalement à la concurrence d’acteurs internationaux établis. Dans de nombreuses filières, industrielles ou agricoles, les acteurs locaux ne peuvent rivaliser, à cause de leurs capacités limitées et de l’absence d’un écosystème de production robuste (fournisseurs d’intrants, acteurs logistiques, moyens de financement, etc.). Pour permettre la création d’un tel écosystème et attirer les investisseurs, des mesures de protection sont nécessaires. Comme le dit un proverbe fang : « un champ sans clôture est piétiné par l’éléphant ».

Dans la pratique, de telles mesures fonctionnent : la filière oignon au Sénégal l’atteste, comme la filière de transformation du bois au Gabon et celle du ciment au Nigeria. Sept ans après l’interdiction d’exporter des grumes depuis le Gabon, ce secteur est devenu l’un des fers de lance de la diversification du pays (première et deuxième transformations du bois, fabrication de meubles), sa contribution au PIB ayant doublé entre 2010 et 2015, accompagnée par la création de plus de 5 000 emplois. Au Nigeria, l’interdiction de l’importation de ciment au début des années 2000 a permis au pays de devenir autosuffisant et au groupe Dangote d’être l’un des fleurons de l’industrie en Afrique.

Politiques sectorielles et planification

Mais ce protectionnisme doit être intelligent et finement calibré, afin d’éviter que les mesures prises ne finissent par pénaliser les filières concernées et les populations.

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Premièrement, les mesures protectionnistes doivent être accompagnées de politiques sectorielles pour stimuler la production locale. En 2013, le Nigeria a mis en place des barrières douanières sur le riz sans autres mesures d’accompagnement et a provoqué une forte augmentation de la contrebande dans les pays frontaliers, notamment au Bénin. Face à ce constat, le gouvernement a rectifié sa politique fiscale dès 2014 pour inciter à l’investissement dans la filière, permettant une production record de 3 millions de tonnes en 2016 (contre 1,9 million en 2013). Cette politique d’incitation continue de porter ses fruits : le groupe Dangote a annoncé en 2017 un investissement d’un milliard de dollars (environ 890 millions d’euros) dans la filière rizicole.

Deuxièmement, ces mesures doivent être planifiées et comprises par les acteurs. En 2010, l’interdiction d’exporter les grumes a pris de court les forestiers présents au Gabon, qui n’ont pas eu le temps de développer des capacités de transformation. De ce fait, ce secteur a fortement pâti de la baisse d’activité provoquée par cette transition brutale. Ainsi, ces mesures ne doivent pas être prises avant que les nouvelles activités ne soient pleinement en place : une plantation de palmiers à huile met par exemple cinq ans avant de commencer à produire, et il convient d’en tenir compte avant d’interdire l’importation d’huile de palme.

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Une échelle régionale

Troisièmement, ces mesures doivent être temporaires, afin d’éviter leur confiscation par des groupes d’intérêts agissant dans une logique de rente et pour ne pas aboutir à un renchérissement des produits aux dépens des populations les plus pauvres. En effet, une fois mises en place, les barrières protectionnistes seront défendues par des « groupes d’intérêts qui veulent conserver leur pré carré », d’après Makhtar Diop, vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique. Ces barrières seront alors très difficiles à supprimer.

Quatrièmement, dans le cas de secteurs industriels, ces mesures ne peuvent fonctionner que si elles sont coordonnées à l’échelle régionale, voire continentale. S’il est nécessaire de protéger les acteurs locaux, cela ne doit pas se faire au détriment du développement des voisins car la majorité des pays africains n’ont pas la taille critique leur permettant de faire décoller leur industrie sans échanges commerciaux avec les pays frontaliers.

« Entorse au libre-échange »

Le protectionnisme est un « mal nécessaire » pour les industries naissantes des pays africains. Cette « entorse au libre-échange » semble aujourd’hui être mieux acceptée par des institutions internationales qu’on a connues sourcilleuses sur la question. En 2015, la Zambie a banni l’importation de poisson asiatique et obtenu un prêt de 50 millions de dollars de la Banque africaine de développement pour soutenir la pisciculture locale. L’avenir dira si ces mesures protectionnistes ont été efficaces… et si les prochaines sardines ndagala grillées au bord du lac Tanganyika seront zambiennes… et bon marché !

* Okan Consulting conseille certaines des entreprises citées dans cet article.

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