Littérature – « En compagnie des hommes », de Véronique Tadjo : le virus et le baobab

Dans son nouveau roman, En compagnie des hommes, l’écrivaine ivoirienne Véronique Tadjo égrène ses préoccupations écologiques et ses inquiétudes sur l’avenir, accentuées par l’épidémie de fièvre Ebola survenue en 2014.

Veronique Tadjo, le 13 Novembre 2017. © Richard Cannon pour JA

Veronique Tadjo, le 13 Novembre 2017. © Richard Cannon pour JA

KATIA TOURE_perso

Publié le 23 novembre 2017 Lecture : 6 minutes.

Elle préfère qu’on la tutoie. Elle, c’est Véronique Tadjo. Poétesse, écrivaine, enseignante, peintre. Parisienne de naissance, ivoirienne d’origine, sud-africaine de cœur, panafricaine dans l’âme. Compte tenu de la multitude de voyages qui ont ponctué son existence (du Kenya au Mali en passant par Haïti, le Bénin, le Royaume-Uni ou encore l’ensemble de l’Amérique latine), on serait tenté de la qualifier de polyglotte aguerrie.

Sans compter qu’en Afrique du Sud, où elle a vécu durant quatorze ans, on parle plus de onze langues. « Je suis terriblement mauvaise en ce qui concerne les langues. Je parle anglais et je me débrouille avec le français », plaisante celle qui, en 2005, a remporté le grand prix littéraire d’Afrique noire pour son roman Reine Pokou. Concerto pour un sacrifice (Actes Sud).

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Encore aujourd’hui, dans ce café du 20e arrondissement de Paris qu’elle affectionne, elle explique vivre entre Londres et Abidjan. « Je saisis toutes les opportunités qui s’offrent à moi pour me rendre en Côte d’Ivoire. D’ailleurs, à l’heure actuelle, je ne peins pas assez et je sais que c’est à Abidjan que je pourrai m’y remettre sérieusement. »

Elle soutient que le voyage est inscrit dans ses gènes, qu’elle en est le produit. « Mon frère et moi sommes venus au monde parce que mon père a quitté la Côte d’Ivoire pour venir suivre ses études à Paris et que ma mère a quitté son petit village de Bourgogne pour les mêmes raisons. »

Ecrire pour le Rwanda

À 62 ans, Véronique Tadjo affirme avoir atteint l’âge de la maturité. Et cela lui sied à ravir. Lumineuse et affable, elle semble encore prompte à vivre moult expériences, d’où cette empreinte juvénile qui marque son visage. Il y a presque vingt ans, en avril 1998, elle accompagna les écrivains Boubacar Boris Diop, Tierno Monénembo, Meja Mwangi ou encore Abdourahman Waberi dans le cadre du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire ».

Trois ans plus tard, elle publiait L’Ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda (Actes Sud). Un livre dramatique. Comme Loin de mon père, roman à la verve autobiographique qui évoque notamment la crise politique ivoirienne (Actes Sud, 2010).

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Comme le roman choral En compagnie des hommes (Don Quichotte), sa toute dernière œuvre, où elle se penche sur le virus Ebola, qui, en 2014, se propagea en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone.

Véronique Tadjo plaide la cause de l’environnement

Véronique Tadjo semble s’être engagée à coucher les tragédies qui l’émeuvent sur le papier. « Mais tout cela n’est pas comparable ! s’exclame-t-elle.

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Le génocide des Tutsis au Rwanda est le grand drame de l’Afrique du XXe siècle. » Ebola, selon elle, serait plutôt un avertissement sur ce que le continent africain ne voit pas encore venir.

Les prémisses d’un drame auquel les dirigeants africains ne prêtent pas encore attention. Le roman est donc d’abord un vibrant plaidoyer écologiste. « En Afrique, l’écologie est reléguée au dernier plan, soutient Tadjo. Selon moi, la littérature peut faire en sorte de mettre cette problématique au cœur des principales préoccupations. »

Et la romancière de citer les ravages de la déforestation, la multiplication des inondations, l’augmentation du nombre de catastrophes naturelles imputables au réchauffement climatique.

Le baobab, un arbre qui frappe les consciences, un arbre universel

Au cœur du livre, la nature a son porte-parole, qui dénonce lourdement les hommes, tyrans de la planète. Ce porte-parole, c’est le baobab, qui estime que le monde tournera rond quand les hommes auront compris que leur destin est lié au sien.

« Si j’ai choisi le baobab, ce n’est pas seulement parce qu’il est lié à l’Afrique, précise Tadjo. On le trouve aussi en Australie… C’est un arbre qui frappe les consciences, un arbre universel. » Primordial, éternel, le baobab raconte : « Il fut un temps où les hommes conversaient avec nous, les arbres. Nous partagions les mêmes dieux, les mêmes esprits. Si quelqu’un devait couper l’un d’entre nous, il nous demandait pardon. »

Quel temps évoque-t-il ? Celui où les grandes religions n’avaient pas encore supplanté l’animisme. « L’animisme a toujours existé, mais, avec le temps, on a décidé de le considérer comme quelque chose de mauvais. Or il mettait en exergue l’étroite relation entre les hommes et la nature. L’arbre y était un symbole fondamental. Aujourd’hui, il faut de nouveau réfléchir à cette relation pour mieux appréhender les choses sur le plan écologique, plaide la romancière. Je n’aurais pas pu écrire sur la crise Ebola si elle ne m’avait pas prise à la gorge avec autant de force. »

« Faire entendre plusieurs voix »

Des professionnels de la santé se désinfectent après avoir fait des tests sanguins dans le village du Liberia où l'adolescent est mort de l'épidémie le 30 juin 2015. © Abbas Dulleh/AP/SIPA

Des professionnels de la santé se désinfectent après avoir fait des tests sanguins dans le village du Liberia où l'adolescent est mort de l'épidémie le 30 juin 2015. © Abbas Dulleh/AP/SIPA

Il y a d’abord eu ces images à la télévision, ces corps empilés les uns sur les autres ou abandonnés dans les rues. Des images qui, pour Tadjo, dissimulent d’autres réalités.

Les vies qui se perdent en un éclair, les personnes qui s’acharnent à combattre la progression de la maladie, les pays occidentaux qui s’impliquent ardemment dès lors qu’ils sont eux-mêmes concernés, le courage au milieu du désespoir.

Le virus est là pour dire que le plus grand danger pour les hommes, ce sont les hommes eux-mêmes

D’où le choix d’un ouvrage polyphonique au cœur duquel s’expriment, outre le chercheur congolais qui découvrit Ebola en 1976, un médecin, une infirmière, un préfet, un volontaire étranger employé d’une ONG, un fossoyeur, un malade, un miraculé, et même le virus.

« Je ne voulais pas écrire quelque chose de linéaire qui ne correspondrait pas à mon tempérament. J’avais envie de faire entendre plusieurs voix parce qu’il a fallu que plusieurs énergies convergent pour faire reculer la maladie. Les frontières se sont effacées parce qu’Ebola ne connaît aucune frontière. Mais le virus ne représente ni le bien ni le mal, car ce n’est pas ainsi que fonctionne la nature. Le virus est là pour dire que le plus grand danger pour les hommes, ce sont les hommes eux-mêmes. Comment peut-on vivre dans un monde où existe le principe de destruction mutuelle assurée ? »

Elle aussi, si proche d’Ebola

En 2014, l’écrivaine a elle-même été confrontée à la menace. Elle était alors en Côte d’Ivoire, pays frontalier de la Guinée et du Liberia, lourdement touchés…

« Le virus pouvait débarquer à tout moment, nous étions comme dans un enclos. Nous devions suivre les consignes nationales d’hygiène et de sécurité. Le président appelait à ne plus se serrer la main… »

Sonner l’alarme, donner un maximum d’informations. « J’ai créé l’ensemble de ces personnages, mais, quelque part, je considère qu’ils ont véritablement existé. J’ai voulu mettre l’accent sur ceux qui ont combattu, montrer qu’il n’y avait pas que des victimes mais aussi des héros. Un héros se bat avec ses propres peurs et, lorsqu’il arrive à dépasser la souffrance qui le saisit, il se transcende. »

En compagnie des hommes n’est pas seulement une plongée dans le chaos, c’est aussi un appel poétique à la prise de conscience. Pour l’auteure, « la poésie offre un peu de consolation face à la puissance absolue de la mort ».

Se remettre en question

Pour elle, le voyage est un perpétuel recommencement. « Quand tu arrives quelque part, tu dois te remettre en question, affirme Véronique Tadjo. Il faut prêter attention à ce qui t’entoure. » C’est en Afrique du Sud que la remise en question a été le plus marquante.

« C’est un pays si complexe qu’il provoque un profond travail sur soi, intellectuellement et émotionnellement. On ne peut pas le raconter si l’on n’en prend pas en compte toutes les strates. »

L’ancienne professeure de français à l’université du Witwatersrand (Johannesburg) loue ainsi le dynamisme d’un pays qui a beaucoup à offrir et continue de susciter l’admiration de ses voisins, alors même que les tensions raciales et xénophobes y perdurent. « L’Afrique du Sud est un grand paradoxe », dit celle qui a quitté le pays depuis deux ans.

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