Algérie : les démons de la décennie noire

La fracture entre partisans et adversaires de la politique de réconciliation nationale menée depuis 1999 reste béante. Paix et stabilité peuvent-elles rimer avec justice ?

Membre d’un groupe d’autodéfense montant la garde à Bensalah, à 30 km au sud d’Alger, en 1996. © HOCINE ZAOURAR/AFP

Membre d’un groupe d’autodéfense montant la garde à Bensalah, à 30 km au sud d’Alger, en 1996. © HOCINE ZAOURAR/AFP

FARID-ALILAT_2024

Publié le 23 octobre 2017 Lecture : 12 minutes.

Fauché par le souffle d’une bombe, un gosse gît à même le sol, presque entièrement nu, le corps disloqué. Un homme en costume est recouvert d’un linceul blanc et d’un bout de l’emblème national tachés de son propre sang. Un passant emporte dans ses bras le corps en lambeaux d’un enfant. Une main s’approche du visage d’un autre enfant sans vie et lui ferme les yeux pour l’éternité. Une couverture est jetée sur une fillette et un bambin allongés dans une morgue. Des cadavres sont emportés à la hâte sur des civières, tandis que les flammes consument des voitures devant le commissariat central d’Alger. Des corps mutilés d’hommes et d’enfants sont alignés dans une cour d’école d’un village perdu de l’Algérie profonde.

Et puis surgit la voix d’Abdelaziz Bouteflika derrière ces scènes d’épouvante. Sous un soleil radieux, en cet été 1999, le président mène campagne pour défendre et expliquer son projet de réconciliation nationale. Devant une assistance qui boit ses paroles de tribun hors pair, il déclare : « Je suis venu vous proposer de pardonner. » La suite de l’histoire est connue. Son projet est adopté, la réconciliation triomphe, et la sécurité revient après une décennie de larmes et de sang.

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Une vidéo pour le 11ème anniversaire de la réconciliation nationale

Ces images ont été diffusées par la télévision d’État algérienne le 29 septembre pour marquer le douzième anniversaire du référendum de septembre 2005, portant approbation de la charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Aussitôt, le reportage suscite de vives réactions. L’opposition dénonce une instrumentalisation des drames de cette décennie pour faire peur aux Algériens et exercer un chantage à la stabilité.

Le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a dû monter au créneau pour défendre la chaîne nationale

Des familles de victimes du terrorisme s’indignent que des images insoutenables soient diffusées à une heure de grande écoute sans considération pour leur douleur, les jugeant d’autant plus révoltantes que certaines de ces séquences n’avaient jamais été diffusées pour, justement, ne pas choquer les téléspectateurs par leur caractère effroyable.

Sur les réseaux sociaux, des internautes reprochent au pouvoir de vouloir réécrire l’Histoire en attribuant au seul Bouteflika le mérite d’avoir vaincu le terrorisme et réinstauré la paix.

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La polémique est telle que le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a dû monter au créneau pour défendre la chaîne nationale et la remercier d’avoir pris cette initiative.

La réconciliation nationale ne plait pas a tout le monde

Dix-huit ans après le lancement de la politique de la main tendue aux terroristes, cette controverse prouve d’abord combien les traumatismes de la guerre civile sont encore vivaces et profonds.

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Elle soulève ensuite des questions restées sans réponse, cette période tragique ayant été mal ou peu relatée et documentée par les historiens et les différents protagonistes.

Qui a ramené la paix ? La politique de réconciliation de Bouteflika ou la lutte contre le terrorisme ?

La polémique montre aussi combien la fracture reste béante entre partisans et adversaires de la réconciliation, entre ceux qui estiment qu’elle a permis de ramener la paix et la sécurité et ceux qui jugent qu’elle s’est faite au détriment des victimes du terrorisme, du droit et de la justice.

Elle démontre enfin que le pays ne peut plus faire l’économie d’un vrai débat, aussi bien sur les bienfaits de cette initiative que sur ses limites, ses carences et ses insuffisances – car elle n’a guère apaisé tous les esprits ni pansé toutes les blessures.

L’une des questions centrales que pose la diffusion de ce reportage est la suivante : qui a ramené la paix ? La politique de réconciliation de Bouteflika ou la lutte contre le terrorisme ?

Flash-Back

Loi sur la « rahma ». Selon Ahmed Adimi, colonel de l’armée, « le terrorisme a été vaincu en 1999. La stabilité a été ramenée par ceux qui se sont sacrifiés ».

Adimi fait partie de ceux qui estiment que la politique de la main tendue aux groupes terroristes a commencé bien avant le retour aux affaires de Bouteflika.

Porté à la présidence en novembre 1995, le général Liamine Zéroual prend les rênes d’un pays ravagé par une guerre civile qui fait des dizaines de victimes quotidiennement.

La lutte contre le terrorisme ne permettant pas à elle seule d’y mettre un terme, il promulgue une loi sur la rahma (« clémence ») pour inciter les terroristes à déposer les armes et à répondre de leurs crimes devant la justice en échange de peines réduites pour les crimes de sang ou la destruction de biens publics, voire d’un élargissement pour ceux qui auraient détenu des armes.

Des milliers de jihadistes, qu’on désignait sous le vocable d’« égarés », acceptent l’offre et renoncent à la lutte armée. Mais, sur le terrain, cette politique ne renverse guère le rapport des forces. Les tueries continuent, et le pays s’enfonce un peu plus dans un cycle de massacres de grande ampleur qui font vaciller l’État.

Lors des funérailles de douze personnes tuées lors d'une attaque à Ahmeur El Ain attribuée aux islamistes, le 26 février 2003. © NABIL/AP/SIPA/AP/SIPA

Lors des funérailles de douze personnes tuées lors d'une attaque à Ahmeur El Ain attribuée aux islamistes, le 26 février 2003. © NABIL/AP/SIPA/AP/SIPA

L’armée prend alors l’initiative de négocier un cessez-le-feu avec l’Armée islamique du salut (AIS), qui compte des milliers de combattants. L’objectif est de la neutraliser en lui proposant une amnistie et en incorporant ses éléments dans la lutte antiterroriste, permettant ainsi aux services de sécurité de se concentrer sur la traque et la liquidation des Groupes islamiques armés (GIA).

Après plusieurs mois de négociations, l’armée conclut un arrangement avec le chef de l’AIS, Madani Mezrag. Celui-ci décrète une trêve unilatérale en attendant la concrétisation de l’accord. Quand Zéroual en est informé, il se crispe. « Le président pensait qu’on négociait les conditions d’une reddition, confie l’un de ses anciens conseillers. Or il découvre qu’il est question d’amnistie. » Zéroual refuse de cautionner l’accord.

« Je ne reconnais qu’une seule armée : l’Armée nationale populaire, explique-t-il alors à ses pairs du commandement militaire. Je ne peux pas négocier avec les mercenaires que j’ai combattus et vaincus. La seule négociation, c’est le dépôt des armes. »

Intransigeant, Zéroual veut que les terroristes remettent leur arsenal aux militaires, soient traduits en justice et, pour ceux qui ont commis des crimes de sang, condamnés. La mansuétude de l’État interviendrait une fois la justice rendue. Quant au pardon, il revient aux familles des victimes de l’accorder ou non.

Au sommet de l’État, les tensions sont vives, la rupture est sur le point d’être consommée. Pour tenter de désamorcer la crise, une partie de l’armée propose au président l’organisation d’un référendum pour permettre aux Algériens de s’exprimer sur la possibilité ou non d’accorder la clémence aux terroristes.

« Allez-y si votre référendum est accepté par le peuple, répond le président. Mais cet accord, vous le ferez sans moi. » Un refus qui acte le divorce entre le président et les décideurs. En septembre 1998, Zéroual annonce sa démission anticipée et la tenue d’une présidentielle en avril 1999.

Bouteflika veut  tourner la page

Sollicité par l’armée en 1994 pour diriger le pays, Bouteflika avait opposé une fin de non-recevoir. Mais cette fois, il accepte l’offre. Et parmi les questions qu’il négociera avec les généraux en cet automne 1998 figure justement celle de la réconciliation.

Car il est prêt à aller plus loin que Zéroual. Bouteflika, qui a vécu la guerre civile de loin – il résidait pendant la décennie noire à l’étranger –, veut devenir l’homme de la paix et de la concorde entre tous les Algériens.

Dès son élection, il lance son chantier. Dans ses discours et ses interviews, il explicite sa démarche, fait preuve de pédagogie et trouve les mots justes pour toucher ses compatriotes. Mais pas seulement.

Des milliers de terroristes emprisonnés sont libérés en juillet 1999. Les exilés islamistes sont autorisés à rentrer au pays.

L’opinion internationale salue en lui l’homme qui veut tourner la page du terrorisme, panser les plaies et guérir les cœurs et les esprits.

Cela tombe bien car, malgré la persistance des tueries, le terrorisme est désormais résiduel. Les actes ne tardent pas à suivre les paroles. Des milliers de terroristes emprisonnés sont libérés en juillet 1999. Les exilés islamistes sont autorisés à rentrer au pays.

En septembre de la même année, le référendum sur la concorde civile – celui-là même que son prédécesseur avait refusé de cautionner – lui confère la légitimité populaire et politique nécessaire pour concrétiser son plan de paix.

En janvier 2000, le fameux accord avec l’AIS se solde par une « grâce amnistiante » en faveur de plus de 6 500 terroristes, qui déposent les armes et rentrent chez eux. La sécurité revenue et la réconciliation lancée, le pays peut enfin se reconstruire et se forger un nouveau destin.

Le général Mohamed Lamari, chef d’état-major et l’un des plus farouches adversaires des islamistes, peut enfin dire, en juin 2002 : « Le terrorisme est vaincu. » Cette victoire, le pays la doit en réalité à l’armée, à ses divers corps de sécurité, mais aussi à la mobilisation citoyenne, aux patriotes, aux gardes communaux, aux groupes de légitime défense ou encore aux journalistes, qui ont payé un lourd tribut. C’est d’abord une victoire de la résistance, confortée a posteriori par des lois réconciliatrices.

Les mots de Bouteflika à Eva Joly

Si le plan de paix commence à porter ses premiers fruits, Bouteflika les juge en deçà de ses espérances. Il veut désormais étendre le champ de la réconciliation pour décréter une amnistie générale. Problème : les Algériens sont partagés. S’ils saluent son désir de paix, s’ils lui ont accordé un blanc-seing pour solder le dossier de l’AIS, ils ne sont pas tous favorables à une amnistie totale.

Un épisode résume le dilemme auquel fait alors face Bouteflika. Nous sommes au printemps 2005. Il reçoit dans son bureau présidentiel Eva Joly, la magistrate franco-norvégienne.

Au détour d’une conversation qui aura duré quatre heures, Bouteflika lui confie son désarroi : « Eva, c’est terrible ce que vit mon pays. J’ai lu vos livres, j’entends ce que vous dites. Mais si j’exécute les islamistes, si je fais arrêter les militaires, les tueries vont reprendre, j’ai peur de ne pas y arriver… Je voudrais faire adopter une grande loi d’amnistie. » La juge lui répond qu’« une amnistie ne réglera rien. Dans les villages, on continuera de vivre très mal le fait de côtoyer les assassins ».

La charte est assortie de compensations financières en faveur des familles de terroristes abattus ou de personnes disparues.

Elle lui explique que l’amnistie dépend des mots avec lesquels elle est présentée et des projets qui l’accompagnent. On ne saura pas si Bouteflika a été sensible aux arguments de la magistrate, mais il ira au bout de sa démarche avec la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, en septembre 2005.

Ahmed Benaïcha (au centre), ex-émir de l’Armée islamique du salut, lors de la campagne pour le référendum de 2005, à Alger. © Samir sid

Ahmed Benaïcha (au centre), ex-émir de l’Armée islamique du salut, lors de la campagne pour le référendum de 2005, à Alger. © Samir sid

Celle-ci offre l’extinction de toutes les poursuites judiciaires aux terroristes qui acceptent de déposer les armes, exception faite des personnes « ayant participé à des crimes ayant entraîné mort d’homme, à des massacres collectifs, à des attentats à l’explosif dans des lieux publics ou fréquentés par le public ou à des viols ».

Pour clore le dossier de la tragédie nationale, la charte est assortie de compensations financières en faveur des familles de terroristes abattus ou de personnes disparues. Un délai de six mois, à compter de février 2006, est ainsi accordé à ceux qui souhaitent renoncer à la lutte armée.

En réalité, ce délai a été prolongé au fil des années jusqu’à ce jour. « J’ai une lettre pour ceux de nos enfants qui ont été induits en erreur. Je les appelle à s’éloigner du crime terroriste pour revenir parmi leur peuple, dans leur famille », affirmait le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, en septembre dernier.

Une réconciliation nationale assez paradoxale

Résultat : plusieurs milliers de terroristes ont regagné leur foyer sans avoir été jugés. Des témoignages font état de l’élargissement de centaines voire de milliers d’auteurs de massacres ou de viols. Un ancien émir de l’AIS évoquait en 2015 le cas d’un certain Cheikh Lakhdar, qui avait égorgé à lui seul plus de 600 enfants.

Repenti et gracié, cet homme vit désormais libre parmi les siens, quelque part dans l’ouest du pays. C’est que les chambres d’accusation censées faire appliquer les dispositions de la charte sont devenues des chambres d’enregistrement.

Une simple déclaration suffit au candidat à l’amnistie pour se faire délivrer un casier judiciaire vierge.

« Les terroristes qui descendent du maquis déclarent tous avoir été des éplucheurs de patates, ironise un officier à la retraite. Personne n’accepte de reconnaître qu’il a du sang sur les mains. »

Si la grâce et le pardon offerts aux repentis continuent de faire débat et d’offusquer leurs victimes, les redditions ont été et sont encore décisives dans la lutte contre le terrorisme.

La loi sur la rahma, la Concorde civile et la Charte pour la paix ont réduit le nombre de terroristes dans les maquis

C’est le paradoxe de la main tendue de Bouteflika, dont les partisans ne désespèrent pas de le voir un jour recevoir le prix Nobel de la paix. La politique de réconciliation heurte les esprits mais contribue à l’éradication des groupes armés.

« La loi sur la rahma, la Concorde civile et la Charte pour la paix ont réduit le nombre de terroristes dans les maquis », analyse un ancien commandant d’une unité d’élite.

C’est que les redditions permettent d’assécher les foyers du jihad, de récupérer des armes et donc d’épargner des vies humaines. Elles permettent aussi aux services de sécurité de disposer de précieux renseignements sur les groupes armés, sur leur arsenal, leurs réseaux de soutien et de logistique, ou encore leurs zones d’activité ou de repli.

« Elles créent aussi des dissensions parmi les jihadistes, qui en viennent à s’entre-tuer », explique un vétéran de la lutte antiterroriste. Des repentis, souvent des émirs qui avaient une certaine autorité morale et religieuse sur les combattants, se tiennent aux côtés des forces de sécurité pour convaincre les derniers irréductibles de se rendre aux autorités.

L’Algérie aurait pu suivre les traces de l’Afrique du sud

La réconciliation ne se mesure pas seulement au nombre de terroristes repentis, ou à l’aune de la paix et de la stabilité retrouvées, mais aussi et surtout à la disposition des Algériens à pardonner.

Et c’est sans doute là que résident les limites de cette politique, les victimes considérant que la réconciliation s’est faite au détriment de leur droit à la justice et à une réparation morale.

Le pardon et la repentance sont une forme de catharsis. Ils apaisent les douleurs sans les effacer

Elles estiment que les assassins auraient dû être traduits devant les tribunaux avant d’être graciés. « La justice est aussi une affaire de thérapie, explique Djamil Benrabah, dont l’épouse, une magistrate, a été tuée sous ses yeux en février 1995. Nous avons besoin de comprendre pourquoi ils ont tué nos proches. Le pardon et la repentance sont une forme de catharsis. Ils apaisent les douleurs sans les effacer. Ils permettent d’entamer le deuil, de soulager les cœurs et les esprits et de supporter les traumatismes. »

Comme des milliers de victimes, Benrabah aurait souhaité que l’Algérie suive l’exemple de l’Afrique du Sud, laquelle a instauré la Commission Vérité et Réconciliation pour faire la lumière sur les crimes commis durant l’apartheid. « Mes trois enfants, qui ont quitté le pays, se demandent toujours pourquoi leur mère a été tuée, soupire Djamil Benrabah. Ils sont d’autant plus meurtris que le chef du groupe qui a organisé l’assassinat a été gracié. Comme moi, ils ne sont pas animés par un sentiment de vengeance. Nous nous sentons juste impuissants devant cette impression d’impunité. »

Aurait-il fallu que le président Bouteflika suive les traces du pays de Mandela, qui a tenté de solder les démons du passé en confrontant victimes et bourreaux ?

L’ampleur du terrorisme qui a frappé l’Algérie, son caractère barbare, mais aussi la responsabilité de certains éléments des services de sécurité dans des disparitions et des exactions pouvaient-ils permettre un débat serein et apaisé ? Rien n’est moins sûr, tant les traumatismes étaient et sont encore vivaces.

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