Libye : que deviennent les acolytes de Kadhafi ?

Six ans après la disparition du « Guide », ses principaux et derniers acolytes ont changé de geôliers et bénéficient désormais d’un traitement de faveur. Enquête.

La prison d’El-Hadaba, dans la banlieue de Tripoli,le 26 mai 2012. © gianluigi guercia/AFP

La prison d’El-Hadaba, dans la banlieue de Tripoli,le 26 mai 2012. © gianluigi guercia/AFP

MATHIEU-GALTIER_2024

Publié le 19 octobre 2017 Lecture : 8 minutes.

Un repas pantagruélique comprenant deux moutons farcis, dans un palace du bord de mer pour le jour de l’Aïd-el-Kébir. La scène n’aurait rien d’extraordinaire, même dans une ville exsangue comme Tripoli (voir JA no 2959), si les invités d’honneur n’étaient des caciques de l’ex-Jamahiriya, et non des moindres : Saadi Kadhafi, Abdallah Senoussi, Baghdadi Mahmoudi, Mansour Daw et Abouzeid Dorda. Le premier est sous le coup d’un procès pour meurtre et d’une enquête sur ses agissements durant la révolution. Les quatre autres ont été condamnés à mort le 28 juillet 2015 par la cour d’assises de Tripoli pour de nombreux chefs d’inculpation, allant de la remise en question de l’unité de l’État à l’insulte au peuple libyen en passant par l’incitation au meurtre.

Pour ces figures de l’ancien régime, il s’agit, en ce 1er septembre, d’une triple célébration : celle d’Ibrahim prêt à sacrifier son fils, celle de la prise du pouvoir par Mouammar Kadhafi en 1969 et, surtout, pour la première fois depuis au moins trois ans, celle des retrouvailles avec les leurs – hormis Saadi Kadhafi. Une fête autorisée par leur nouveau geôlier, Haythem Tajouri, qui a décidé de cajoler ses « hôtes », soumis jusqu’alors à des conditions de détention infamantes.

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« Des chefs locaux étaient également présents. Ça devait être la première fois depuis 2011 qu’autant de tribus étaient rassemblées dans une seule pièce pour faire la fête », s’amuse un kadhafiste installé en Tunisie. Il aurait pu y avoir un sixième homme, Seif el-Islam, héritier putatif du « roi des rois » d’Afrique, mais depuis l’annonce de sa supposée libération le 10 juin 2017 par ses geôliers de Zintan, dans le nord-ouest de la Libye, on est sans nouvelles de lui.

Une parodie de justice

Flash-back. Août 2011 : avec l’arrivée des révolutionnaires à Tripoli commencent les arrestations des caciques du régime, qui se poursuivent ensuite au gré des extraditions. Leur parcours épouse alors celui du pays : chaotique, sanglant et mouvant. Certains sont restés pendant presque deux ans entre les mains de brigades sans mandat d’arrêt officiel. Après vingt-deux mois d’enquête, 250 témoignages et un dossier d’instruction de 4 000 pages, le procès 630/2012 de 37 hauts dignitaires de l’ancien régime – Saadi Kadhafi faisant l’objet d’une procédure à part après son extradition – s’ouvre le 24 mars 2014.

Pendant un an, quatre mois et quatre jours, on assiste, tout au long des 25 auditions, à une parodie de justice où, par exemple, la parole des témoins de la défense est réduite à la portion congrue. « Un procès Mickey Mouse », résume Hanan Salah, de l’ONG Human Rights Watch. Les audiences se déroulent au sein même de la prison d’El-Hadaba, dans la banlieue de Tripoli. Seif el-Islam les suit par vidéoconférence, avant que des différends politiques, à l’été 2014, ne mettent fin à la collaboration entre Zintan et Tripoli.

« Lors d’un interrogatoire, un ministre de l’époque est venu et a aspergé Baghdadi Mahmoudi de gaz », raconte un proche

El-Hadaba est alors aux mains du sinistre Khaled el-Chérif, ancien membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL). Le 2 août 2015, une vidéo montre Saadi Kadhafi giflé, frappé sur la plante des pieds et forcé à entendre les cris de deux autres détenus en train d’être torturés. Parce qu’il refusait de renier Kadhafi, Abouzeid Dorda a été défenestré du deuxième étage : cheville et hanches touchées. Baghdadi Mahmoudi a lui aussi été frappé et humilié.

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« Lors d’un interrogatoire, un ministre de l’époque est venu et l’a aspergé de gaz », raconte un proche. Mais c’est sans conteste Abdallah Senoussi, jugé responsable du massacre de la prison d’Abou Salim (plus de 1 200 morts), en 1996, qui a subi les sévices les plus graves. Dans un rapport daté du 21 février 2017, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU cite un gardien qui affirme que des membres des familles des victimes sont venus à El-Hadaba pour « corriger » physiquement Senoussi.

Torture et isolement

« J’ai été frappé aux yeux, aux jambes et à la tête », s’est plaint l’ancien exécuteur des basses œuvres de Kadhafi. Il a aussi, plus que ses codétenus, goûté à l’isolement – jusqu’à huit mois d’affilée – dans une cellule de 2 m sur 0,80 m « peinte en noire, sans matelas ni lumière, et une écuelle en plastique pour les besoins », détaille Hashim Bishr, conseiller sécuritaire du Premier ministre Fayez al-Sarraj et médiateur entre le gouvernement et la faction kadhafiste.

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Des violences qui se sont élargies à son entourage proche. Anoud, la fille de Senoussi, a été enlevée plusieurs jours en septembre 2013 alors qu’elle lui rendait visite. Me Ali Dhouba, qui s’occupe des intérêts d’Abouzeid Dorda et de Baghdadi Mahmoudi, devait initialement défendre également Abdallah Senoussi. Mais, le 15 avril 2014, il est touché à la jambe par l’éclat d’une balle tirée par un homme qui tentait apparemment de voler sa voiture : « J’ai compris le message. » Deux jours plus tard, Me Dhouba se récuse devant le tribunal comme avocat de Senoussi.

Kadhafistes © Jeune Afrique

Kadhafistes © Jeune Afrique

Ces prisonniers avaient sans doute encore en mémoire ces heures sombres durant le festin de l’Aïd. Mais désormais, ce cauchemar est derrière eux. Le 26 mai dernier, Haythem Tajouri et sa brigade des révolutionnaires de Tripoli s’emparent de la prison d’El-Hadaba après avoir incendié le domicile de Khaled el-Chérif et neutralisé cinq responsables du site. « Quand ils ont vu qu’on les emmenait, les prisonniers ont eu peur d’être transférés à Misrata, où ils auraient sûrement été exécutés », précise un de leurs proches.

 « Ils sont regroupés tous ensemble dans un lieu qui n’est pas une vraie prison », détaille Abdallah Dorda, le jeune frère d’Abouzeid

Finalement, plusieurs d’entre eux – le nombre n’a pas été divulgué par la brigade des révolutionnaires de Tripoli – sont relâchés, certains parce qu’ils avaient purgé leur peine, d’autres sans raison explicite. Les cinq mousquetaires verts restent, eux, aux mains de Tajouri. Des mains de velours. Dans son cabinet dentaire de Tripoli, Abdallah Dorda, le jeune frère d’Abouzeid, détaille avec soulagement leurs nouvelles conditions de détention : « Ils sont regroupés tous ensemble dans un lieu qui n’est pas une vraie prison. On y entre comme dans un bâtiment classique. Mon frère a des habits normaux, il mange bien, se déplace avec une canne depuis les sévices qu’il a subis à la prison d’El-Hadaba, mais il est bien soigné, il a accès à la télévision. Je peux aller le voir quand je veux. »

Si les conditions de détention se sont nettement assouplies, pas question cependant d’approcher ces détenus cinq étoiles. Résident-ils dans cet hôtel où ils ont passé l’Aïd ? Dans une villa cossue ? Haythem Tajouri refuse de parler à la presse. Quant aux proches et aux avocats, ils esquivent la question.

Les kadhafistes, un atout de poids

Que peuvent espérer aujourd’hui les ex-dignitaires kadhafistes ? S’agissant de Saadi Kadhafi, son procès pourrait être annulé. Quant aux quatre autres, la Cour suprême pourrait invalider les sentences du 28 juillet 2015, comme le demande Me Ali Dhouba. L’avocat précise qu’ils sont tous éligibles à la loi d’amnistie votée le 29 juillet 2015, au lendemain du verdict, par la Chambre des représentants de Tobrouk, reconnue par la communauté internationale.

Face à la longue agonie que connaît la Libye, les kadhafistes sont devenus un atout de poids. C’est pourquoi Haythem Tajouri prend soin de ses hôtes. Jusqu’à maintenant, le nouvel homme fort de Tripoli soutient le gouvernement d’union nationale dirigé par Fayez al-Sarraj. Mais jusqu’à quand ? Ghassan Salamé, le chef de la mission de l’ONU en Libye, a déclaré que Seif el-Islam « pourrait » participer au nouveau processus de dialogue. Bechir Saleh, ancien bras droit de Kadhafi, a déclaré à JA être prêt à se présenter à l’élection présidentielle qui se profile. Pourquoi pas eux ?

Élection présidentielle

Le play-boy Saadi Kadhafi n’a pas l’étoffe ; Abdallah Senoussi, l’âme damnée de Kadhafi, a les mains sales et en sait trop pour jouer les premiers rôles ; Baghdadi Mahmoudi, 72 ans, apparaît trop affaibli ; Mansour Daw est un militaire, pas un politique. Reste Abouzeid Dorda. Lui n’a jamais renié la Jamahiriya, mais son attachement au pays et sa probité – aucune charge de détournement d’argent public n’a été retenue contre lui – sont reconnus par la population. Il connaît les arcanes du pouvoir et vient d’une petite tribu de l’Ouest, à la frontière avec la Tunisie, qui ne fera pas d’ombre aux grandes familles.

« Mon frère souhaite un nouveau procès, un vrai procès pour pouvoir laver son honneur, glisse Abdallah Dorda. Il affirme ne pas avoir commis de crime contre le peuple libyen. Il ne veut aucun poste pour l’instant. Plus tard, je ne sais pas. Il faudra le lui demander. »

Les kadhafistes ayant maille à partir avec la justice

Saadi Kadhafi, né le 25 mai 1973

Anciennes fonctions : troisième fils de Kadhafi, ex-président de la Fédération libyenne de football, homme d’affaires

Arrestation : fuite au Niger en septembre 2011. Extradé vers la Libye le 6 mars 2014

Procès : ouverture le 10 mai 2015 pour le meurtre de Bashir al-Rayani en mars 2006. L’entraîneur de football avait critiqué les qualités de footballeur de Saadi. Le procureur constitue en parallèle un dossier sur son implication dans les violences qui ont émaillé la révolution

 Abdallah Senoussi, né le 5 décembre 1949

Anciennes fonctions : ex-directeur du renseignement militaire

Arrestation : fuite en Mauritanie via le Maroc. Interpellé le 17 mars 2012 à l’aéroport de Nouakchott avec un faux passeport malien. Extradé le 5 septembre 2012

Condamnation : peloton d’exécution, amende de 50 000 dinars et versement de compensations pour avoir détourné de l’argent public à hauteur d’environ 24,4 millions de dinars

 Baghdadi Mahmoudi, né en 1945

Anciennes fonctions : ex-secrétaire général du Congrès général du peuple (CGP), soit ex-Premier ministre

Arrestation : fuite à Djerba (Tunisie) le 21 août 2011. Condamné le 22 septembre 2011 à six mois de prison pour entrée illégale, relaxé en appel mais maintenu en détention. Extradé le 24 juin 2012 vers la Libye

Condamnation : peloton d’exécution, amende de 50 000 dinars et compensations à définir pour avoir détourné environ 906 millions de dinars d’argent public

 Mansour Daw, date de naissance inconnue

Anciennes fonctions : chef de la sécurité intérieure

Arrestation : capturé par les révolutionnaires dans les environs de Syrte le 20 octobre 2011 alors qu’il accompagnait Mouammar Kadhafi dans son convoi. Détenu d’abord dans la prison de Sikt, à Misrata, puis dans celle d’El-Hadaba, à Tripoli, à partir du 2 novembre 2014

Condamnation : peloton d’exécution, amende de 50 000 dinars et compensations à définir pour avoir détourné environ 62,6 millions de dinars d’argent public

Abouzeid Dorda, né le 4 avril 1944

Anciennes fonctions : chef de la sécurité extérieure

Arrestation : capturé le 11 septembre 2011 à Tripoli par les forces révolutionnaires

Condamnation : peloton d’exécution

Le fils préféré de Kadhafi durant son procès, le 27 avril 2014, à Zintan. © mahmud turkia/AFP

Le fils préféré de Kadhafi durant son procès, le 27 avril 2014, à Zintan. © mahmud turkia/AFP

Seif el-Islam, un absent très présent

«Dieu est mon avocat. » Ce sont les dernières paroles publiques prononcées par Seif el-Islam. C’était le 27 avril 2014, lors de son procès, à Zintan, où il était incarcéré depuis novembre 2011. Le 10 juin dernier, Ajmi el-Atri, chef de la brigade Abou Bakr al-Siddiq, annonçait sa libération. Selon des rumeurs, il serait en Algérie, à El-Beïda, dans la famille de sa mère, etc. Sa mort est même évoquée avec insistance depuis le 22 juin. Durant la soirée du 27e jour de ramadan, la « nuit du destin », ses partisans espéraient voir leur héros, à qui l’on a coupé trois doigts de la main droite, parler à la télévision. En vain.

La Cour pénale internationale (CPI) a maintenu son mandat d’arrêt contre lui pour son rôle dans la répression de la révolution. Le 28 juillet 2015, la cour d’assises de Tripoli le condamnait au peloton d’exécution, tandis que la Parlement de Tobrouk l’amnistiait le lendemain. Ghassan Salamé, le représentant de l’ONU en Libye, a déclaré que les nouvelles discussions « pourraient inclure » Seif el-Islam.

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