Agroalimentaire : pour Jérôme Fabre, les supermarchés sont « une vraie fenêtre d’opportunités »

Changement d’époque ? Alors que ce poids lourd de la production bananière en Afrique est réputé inaccessible, le petit-fils du fondateur de la Compagnie Fruitière a accepté de se confier à Jeune Afrique. Patron du groupe depuis deux ans, il défend une stratégie plus équitable.

Jérôme Fabre – DG de la Compagnie Fruitière – Paris – 2017 © Damien Grenon pour JA

Jérôme Fabre – DG de la Compagnie Fruitière – Paris – 2017 © Damien Grenon pour JA

Publié le 18 septembre 2017 Lecture : 10 minutes.

La Compagnie fruitière cultive des bananes, des ananas… et surtout la discrétion. À travers ses filiales camerounaise (Les Plantations du Haut Penja), ivoirienne (Société de culture bananière), sénégalaise (Grands Domaines du Sénégal) et ghanéenne (Golden Exotics Limited), la petite société d’importation de fruits fondée à Marseille il y a près de quatre-vingts ans par Fernand Fabre est devenue l’un des premiers producteurs d’Afrique et le numéro deux européen des ventes de fruits et légumes.

Premier employeur privé du Cameroun – et deuxième de Côte d’Ivoire –, le groupe de 19 000 salariés a intégré l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis les champs jusqu’aux rayons de supermarchés. Chaque semaine, des tonnes de bananes (85 % de la production, estimée à 500 000 tonnes), d’ananas et de tomates quittent ses immenses plantations pour être chargées à Douala ou à Saint-Louis sur ses propres navires, à destination des grands ports d’Europe. Sa compagnie maritime et ses sociétés de commercialisation font également transiter les productions d’autres groupes (environ 350 000 tonnes) vers le nord comme vers le sud de l’Atlantique.

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Réputée inaccessible, la direction de la « Fruitière » essuie régulièrement les critiques des ONG quant au respect de l’environnement et des intérêts des travailleurs dans ses filiales, questionnant in fine son modèle même, à savoir la production en Afrique de vivres destinés au Vieux Continent. Est-ce le signe d’un changement d’époque ?

Le nouveau patron de ce groupe familial (à 60 % du capital), Jérôme Fabre, 39 ans, a accepté la demande d’interview de Jeune Afrique, à l’occasion d’un passage à Paris. Détendu, en avance sur l’heure du rendez-vous, le petit-fils du fondateur plaisante volontiers sur l’adage qui veut que la « troisième génération » détruise le travail patiemment construit par les aînés.

Mais le PDG, fier d’avoir démarré au bas de l’échelle en tant que « simple vendeur sur le marché de Rungis », près de Paris, se fait plus sérieux pour défendre bec et ongles l’image de sa société. Et nous expliquer comment il compte la transformer en profondeur, en privilégiant le bio et l’équitable dans un marché mondial dominé par la « banane dollar » latino-américaine ; en préférant aux milliers d’hectares cultivés en propre des partenariats avec les petits producteurs ; ou encore en destinant une part grandissante de ses fruits à la classe moyenne africaine.

Jeune Afrique : Petit-fils du fondateur Fernand Fabre, vous êtes, depuis 2015, le troisième du nom à diriger la Compagnie fruitière. Quelles sont vos ambitions pour le groupe ?

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Jérôme Fabre : Comme dit le dicton, la troisième génération est celle de tous les dangers ! Rassurez-vous, c’est une suite dans la continuité ; Robert Fabre [son père] est toujours président de la « holding animatrice », ce qui est important quand on travaille en Afrique, où les notions de famille, de stabilité, de pérennité comptent. Notre objectif est aujourd’hui de passer du statut de numéro deux européen de la banane – qui représente environ deux tiers de notre activité totale – à celui de numéro un, un rang aujourd’hui occupé par la société irlandaise Fyffes.

Produire du bio n’est pas faisable aujourd’hui dans toutes nos plantations. En revanche, produire équitable est possible partout.

Avec 730 millions d’euros en 2016, votre chiffre d’affaires a connu un léger fléchissement par rapport aux 750 millions d’euros enregistrés en 2014. Votre positionnement vous permet-il vraiment d’atteindre un tel objectif ?

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Au niveau mondial, les marchés de nos deux produits phares, la banane et l’ananas, sont pérennes et résilients, avec une croissance régulière de 1 à 3 % par an, mais aussi très matures, avec une forte concurrence des « bananes dollars » d’origine latino-américaine, qui représentent plus de 75 % des volumes. À côté, l’Afrique fait figure de Petit Poucet. Sur le marché de la banane, la tendance est clairement à l’abaissement des prix. C’est pour cela que, tout en conservant notre modèle économique, c’est-à-dire une forte intégration verticale – production, logistique, commerce –, nous voulons rechercher des relais de croissance à travers des segments à plus forte valeur ajoutée comme le bio et l’équitable.

Environ 5 % de votre production est déjà bio, une filière dans laquelle vous vous êtes lancé il y a cinq ans. Jusqu’où comptez-vous aller dans ce domaine ?

Produire du bio n’est pas faisable aujourd’hui dans toutes nos plantations, notamment au Cameroun. Dans la région de Penja, il pleut beaucoup, ce qui favorise le développement d’un champignon, la cercosporiose noire, qui est le plus grand ennemi de la banane et impose donc des traitements. Les technologies qui permettraient de s’en passer n’existent pas pour l’instant. En revanche, produire équitable est possible partout, c’est un choix sociétal, d’entreprise. J’aimerais que 30 à 40 % de la production commercialisée soient en bio, équitable ou bio-équitable.

La Compagnie fruitière, présente dans quatre pays africains, va-t-elle s’implanter ailleurs sur le continent ?

S’agissant de la banane, il existe une limitation technique : on ne peut pas trop s’éloigner de son marché de consommation, car le temps de transport ne doit pas excéder quinze jours de mer. Nous ne pouvons donc pas produire des bananes destinées à l’Union européenne en Angola ou au Mozambique. Au Maroc, les conditions climatiques sont délicates, avec un hiver marqué. Or, en dessous de 12 °C, la banane arrête de se développer. En revanche, nous avons un plan d’action pour en produire au Sénégal avec des producteurs locaux.

C’est-à-dire ?

Compagnie fruitière ne produira pas en propre, mais va créer un « nucléus » sur une centaine d’hectares, avec une station de conditionnement qui jouera un rôle d’agrégateur pour les producteurs. Elle leur fera bénéficier de transferts de technologie en échange d’un partenariat logistique et commercial. Suivant la même idée, nous avons signé un contrat d’assistance technique pour dix ans avec la Cameroon Development Corporation [CDC, société publique productrice de bananes] : nous les aidons à produire mieux et, en contre­partie, nous transportons et commercialisons leurs fruits. Il y a un bénéfice pour les deux.

Cela revient à favoriser l’émergence d’acteurs de taille intermédiaire, de plus en plus nombreux et qui deviendront aussi, à terme, vos concurrents…

Absolument, mais je préfère avoir de la concurrence qu’être seul, cela signifie que nous sommes positionnés sur un bon marché. À mes yeux, ce sont aussi des partenaires, des acteurs avec qui nous allons pouvoir développer nos affaires. Car nous développons aussi des sociétés locales de distribution dans différents pays.

Adversaires ou partenaires ?

Entre les grands exploitants visant l’export, comme Compagnie fruitière, et les petits producteurs qui destinent leurs récoltes au marché informel, plusieurs acteurs de taille intermédiaire émergent. Parmi eux, les Domaines de Djeno (du français JTAgro), installés récemment près de Pointe-Noire, au Congo, approvisionnent notamment les supermarchés de Mercure International en aubergines, choux et courgettes (environ 600 tonnes prévues en 2017). Dans la banane, le Martiniquais Bernard Hayot s’est installé en 2014 en Côte d’Ivoire, peu après la société Siapa, arrivée en 2010 près de Tiassalé, au nord d’Abidjan. De potentiels concurrents que la Compagnie fruitière préfère voir comme des partenaires.

Quels marchés visez-vous en vous développant dans la distribution ?

En Afrique, il y a un commerce local, régional, continental qui est en train de se créer pour nos fruits. À Abidjan, nous approvisionnons Carrefour en bananes et autres fruits et légumes. Cela marche correctement. Le Sénégal est un gros marché d’importation de bananes ivoiriennes. Et nous avons commencé à envoyer ces dernières en Afrique du Sud, au rythme d’un conteneur par semaine.

Le développement des supermarchés change-t-il la donne pour vous ?

C’est très positif pour notre secteur, car cela nous permet d’avoir des clients structurés. Les marchés traditionnels vont perdurer, car ils correspondent à un rapport qualité-prix imbattable. Mais on sent que la grande distribution répond à un besoin spécifique, une appétence pour des fruits et légumes de qualité, plus standardisés, un peu comme en Europe. Pour nous, c’est une vraie fenêtre d’opportunités. Nous pouvons tout à fait imaginer nous étendre bien au-delà de nos territoires de production, avec des sociétés de distribution qui importeraient des fruits et légumes frais dans des pays comme le Gabon, le Rwanda, l’Ouganda ou, pourquoi pas, l’Afrique du Sud, où le marché est déjà mature.

Les ONG critiquent régulièrement votre modèle en matière de respect des populations et de l’environnement. Elles vous ont, par exemple, reproché d’utiliser dans vos plantations camerounaises du chlordécone, un insecticide très polluant…

Nous n’avons jamais utilisé de chlordécone. L’épandage aérien est strictement contrôlé à la Compagnie fruitière. En Amérique latine, il doit être pratiqué une fois à une fois et demie par semaine, contre deux par mois en Afrique. Pour la banane conventionnelle, les produits phytosanitaires et les engrais de synthèse restent nécessaires, mais nous avons entamé une réflexion avec des centres de recherche comme l’Inra [Institut national de la recherche agronomique] et l’Irstea [Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture] afin d’en utiliser le moins possible. Avec des buses d’épandage adaptées, nous pouvons obtenir une meilleure couverture des cultures avec deux fois moins de produit.

On a également reproché à votre modèle initial de n’être pas respectueux des populations locales, avec notamment la question récurrente de l’accaparement des terres…

Nous avons toujours respecté nos accords, que ce soit avec les populations villageoises ou avec les États. Nous n’avons jamais accaparé de terres. Nous avons mis en place des baux avec les villageois quand les terres ne nous appartenaient pas, des baux emphytéotiques avec les États, et parfois nous disposons de la pleine propriété, avec des baux fonciers en bonne et due forme. Sur ce point, je pense que les critiques ne sont pas justifiées. Plus généralement, il ne faut pas opposer le monde de l’ONG à celui de l’entreprise.

Il est sain que ces organisations gardent un œil critique. Mais il faut se positionner dans une démarche de progrès constant et non pas d’opposition stérile. Nous venons de signer un partenariat avec le WWF dans l’optique que cette ONG nous fasse des propositions. Depuis que la Compagnie fruitière existe, elle a créé des milliers d’emplois salariés ; et qu’elle l’ait fait en Afrique est, je pense, plus un facteur de fierté que de culpabilité. Aujourd’hui, plus de 80 % de notre personnel est en CDI, et leur ancienneté est en moyenne de dix ans : ils ne doivent donc pas être si mal que ça à la Compagnie fruitière.

Régimes de la Société de culture bananière, filiale de la Compagnie fruitie © Elois Belgium

Régimes de la Société de culture bananière, filiale de la Compagnie fruitie © Elois Belgium

Vous avez annoncé en 2014 votre intention de vous implanter directement en Amérique latine, au moment où le géant américain Dole, très présent dans cette zone, est sorti de votre capital. Ce projet implique-t-il de fermer des sites en Afrique ?

Sûrement pas. Nous n’allons pas renier nos origines africaines, car elles font partie de l’ADN de notre entreprise. Nous achetons des bananes en Amérique latine ; nous y implanter pourrait donc faire sens. Mais le marché américain est complexe ; Dole, Chiquita et Del Monte [les trois leaders mondiaux] y sont présents. On l’étudie clairement, mais ce projet n’a pas avancé pour l’instant.

Un CFA peu compétitif ?

La parité fixe du franc CFA avec l’euro et le taux de change euro-dollar à 1,20 figurent parmi les principaux défis de Jérôme Fabre. « Nos rivaux qui produisent en dollars sont bien plus compétitifs », affirme-t-il. Que changerait pour lui une évolution du franc CFA ? « S’il était décroché de la parité fixe à l’euro, cela pourrait avoir un effet positif en matière de compétitivité. Je ne vois en effet pas trop le CFA s’apprécier par rapport à l’euro, cela faciliterait donc les exportations de ces pays. »

À l’inverse, ne craignez-vous pas que les Latino-Américains s’implantent en Afrique ? Déjà, des producteurs antillais se sont installés en Côte d’Ivoire…

En effet, des producteurs martiniquais se sont implantés et se développent. Nous avons d’ailleurs des accords commerciaux avec certains d’entre eux, ils bénéficient donc même de notre accès au marché. Je pense que c’est une bonne chose, parce que cela signifie que nous sommes sur un marché qui a du potentiel. Quant aux Latino-Américains, je leur dis « Welcome ! ».

Considérez-vous que vous êtes protégé par les APE (Accords de partenariat économique) en cours de négociation pour remplacer les accords ACP [Afrique, Caraïbes, Pacifique] ?

Oui, mais c’est un accord en creux [il garantit un accès au marché sans droit de douane]. L’Union européenne [UE] a compris qu’elle a un intérêt fort à développer ses échanges commerciaux avec l’Afrique, mais il faut continuer à mettre la pression pour que le droit de douane de 75 euros la tonne qui s’applique sur les productions latino-américaines soit fixé dans le marbre au-delà de 2020.

Les États africains doivent se mobiliser pour que l’UE tienne parole. On l’a dit, l’Afrique est un petit producteur par rapport à l’Amérique latine : environ 800 000 à 900 000 tonnes commercialisées pour la première, contre 10 millions de tonnes pour la seconde. Les Latino-Américains peuvent donc réaliser des économies d’échelle et produire sur place les engrais, tandis que nous devons les importer.

Résultat, nous avons les mêmes variétés, mais nos bananes sont plus chères. Nous avons donc besoin de plus de compétitivité. Si nous n’avons plus cet avantage, cela représentera un véritable risque pour l’Afrique, pour les populations qui sont stabilisées par un travail pérenne en CDI et qui pourraient alors se retrouver sans emploi.

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