Journalisme : faut-il relire Albert Londres ?

Référence fondamentale de tous les reporters français, Albert Londres fit plusieurs séjours en Afrique et porta un regard sans concession sur la colonisation. Sans pour autant éviter tous les a priori d’une époque.

Grands Reportages à l’étranger, d’Albert Londres, éditions Arthaud, 860 pages, 35 euros © DR

Grands Reportages à l’étranger, d’Albert Londres, éditions Arthaud, 860 pages, 35 euros © DR

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Publié le 21 juillet 2017 Lecture : 6 minutes.

Albert Londres est une référence du journalisme français. Passé à la postérité depuis sa mort en 1932 à l’âge de 47 ans au large de l’océan Indien, son nom est associé à un prix récompensant chaque année les meilleurs reporters de la presse écrite et de l’audiovisuel. La parution de Grands Reportages à l’étranger permet de confronter le mythe à la réalité.

En Chine, à Buenos Aires, en Afrique-Occidentale française (AOF) et en Afrique-Équatoriale française (AEF), à la rencontre des communautés juives d’Europe centrale et de Palestine, dans la Corne de l’Afrique, dans les Balkans, ces séries de reportages publiés entre 1922 et 1932 font écho à l’actualité. Ils ont valeur de témoignages à double titre : en tant que regard sur le passé et regard sur le regard d’une époque.

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Auteur, dans sa jeunesse, de plusieurs recueils de poèmes et d’une pièce de théâtre, Albert Londres se situe à la lisière du reportage et du roman. Ainsi se plaît-il à se mettre en scène dans le rôle du « Français moyen », râleur et candide, aux prises avec des climats, des coutumes, des organisations sociales dont il portraiture l’exotisme. Une façon de transporter les lecteurs, encore vierges des images de la télévision, dans des mondes lointains et inconnus.

L’art d’Albert Londres de jouer avec les codes de son temps est aussi une de ses limites. On le constate dans Terre d’ébène, reportage sur l’Afrique colonisée, à laquelle on s’intéressera particulièrement. D’abord paru en 1928 sous forme de feuilleton dans le quotidien Le Petit Parisien, il porte la patte Albert Londres : sa façon de mêler information et anecdotes, son style alerte, son humour parfois déroutant et son engagement.

Paternalisme colonial

Dans la préface du livre collectant les articles et paru pour la première fois en 1929, Albert Londres édicte une profession de foi devenue un classique : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » Appliquons le précepte de Londres à Londres. Une des « plaies » de son point de vue journalistique se lit d’emblée dans le titre original de la chronique : « Quatre mois parmi nos Noirs d’Afrique ». « Nos » Noirs sont dépeints à coups de caricatures et de considérations portant le sceau du racisme d’une époque.

Outre des phrases essentialisantes et dévalorisantes (« quand le nègre est triste, il meurt », « est-il, sur terre, meilleur animal ? », etc.), son article consacré à son « boy », Birama, nous plonge dans une version bis de Tintin au Congo : la description qu’il en offre est tellement grossière qu’on hésite à y lire les traces d’un humour douteux. Selon Londres, il n’y a « pas plus nègre que lui. Sa face semblait résumer si bien toutes les races de Noirs qu’à la fin je l’appelai le Nègre-Réuni ».

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Tout dans cet article à l’intérêt journalistique discutable nous donne à voir un grand enfant sous le regard mi-condescendant, mi-amusé de son maître. De la même manière, l’ombre du paternalisme colonial se propage à des degrés divers dans sa vision des pays que le reporter traverse et des populations qu’il rencontre.

Travaux forcés

Albert Londres n’est pas en avance sur son temps. C’est paradoxalement ce qui rend son texte d’autant plus puissant. Ce n’est pas un militant qui s’exprime, c’est un homme choqué par la violence du système colonial en branle devant lui. Que voit-il ? « L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe », écrit-il. Le nouveau nom des esclaves : les captifs, ou ouolosos. Ce qui conduit Londres à poursuivre : « L’Afrique est encore captive. Pour un homme libre, il est quinze ouolosos. » Si la condition des Noirs en Afrique est contrastée, elle est toujours inférieure, inféodée au pouvoir blanc.

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Se penchant ici sur le cérémonial d’un roi ou là sur la condition des métis trop blancs pour être noirs et trop noirs pour être blancs, Albert Londres nous plonge dans l’horreur quand il évoque les coupeurs de bois et les ouvriers du chemin de fer. Où, nous explique-t‑il, l’empire britannique et l’empire belge se servent de machines, l’empire français utilise des hommes. Ce sont des « moteur[s] à bananes », selon une expression encore une fois empreinte de stéréotypes racistes.

D’où un taux de mortalité effrayant. Au regard de leurs conditions de travail, la mort paraît toutefois un sort enviable : les travailleurs africains étaient « épuisés, mal traités par les capitas [les captifs], loin de toute surveillance européenne (monsieur le ministre des Colonies, j’ai pris à votre intention quelques photographies, vous ne les trouverez pas dans les films de propagande), blessés, amaigris, désolés, les nègres mouraient en masse ».

Et encore : « J’ai vu construire des chemins de fer ; on rencontrait du matériel sur les chantiers. Ici, que du nègre ! Le nègre remplaçait la machine, le camion, la grue ; pourquoi pas l’explosif aussi ? » Ce sont ni plus ni moins que des camps de travaux forcés à ciel ouvert que l’on visite à travers sa plume.

La condition des Noirs

Il en condamne l’absurdité qui conduit à consumer sa force de travail. Le dernier chapitre est un réquisitoire où il en appelle à « marier la France avec ses colonies ». Au milieu d’une démonstration froide de rationalité économique, quelques mots sur la condition des Noirs : « Il faut aussi sauver le nègre. Pour sauver le nègre, l’argent est nécessaire. Le moteur à essence doit remplacer le moteur à bananes. Le portage décime l’Afrique. Au siècle de l’automobile, un continent se dépeuple parce qu’il en coûte moins cher de se servir d’hommes que de machines ! Ce n’est plus de l’économie, c’est de la stupidité. Deux millions six cent mille Noirs de l’AOF ; plusieurs centaines de mille de l’AEF ont quitté le territoire français. Sans doute avaient-ils leurs raisons ? Ces raisons ne sont pas mystérieuses. Les Noirs ont fui nos méthodes de travail. »

On aurait pu espérer condamnation morale plus virulente, mais on se gardera de juger avec le recul de l’Histoire un reporter qui a remué les consciences de ses contemporains en provoquant, à l’instar d’André Gide avec son Voyage au Congo, un scandale retentissant.

Souhaitons qu’à travers la réédition de ses textes l’esprit d’Albert Londres traverse le temps. Et qu’il relance le débat, lancé par Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle, sur l’opportunité de classer cette colonisation-là au rang des crimes contre l’humanité, au même titre que la traite et l’esclavage.

Des mots qui font mouche

Avant d’être publié en 1929 par les éditions Albin Michel, Terre d’ébène était paru en 1928 sous le titre « Quatre mois parmi nos Noirs d’Afrique » dans Le Petit Parisien. Louée par les journaux de gauche, l’enquête est démolie par la presse coloniale. On lui reproche entre autres sa description « pittoresque » des Blancs !

Mais la diffusion massive du quotidien et du livre a suscité des réactions au-delà des milieux intellectuels. André Maginot, ministre des Colonies, est interpellé à la Chambre des députés sur les conditions de travail dans le chemin de fer Congo-Océan. Un « voyage de presse » composé de douze journalistes et de douze parlementaires est organisé par Jules Carde, gouverneur général de l’AOF.

Accusé de mensonge, traîné devant les tribunaux, Londres ironise dans une réponse au vitriol en avant-propos du livre : « Tout ce qui porte un flambeau dans les journaux coloniaux est venu me chauffer la plante des pieds. » À ceux-là, il répond de manière cinglante : « Je ne retranche rien au récit qui me valut tant de noms de baptême ; au contraire, la conscience bien au calme, j’y ajoute. »

Reporter jusqu’au dernier souffle, Londres est mort lors de son retour d’une enquête en Chine. En son hommage, le prix Albert-Londres du meilleur grand reporter de la presse écrite est décerné dès l’année suivante, en 1933. En 1985 lui est adjointe la catégorie grand reporter de l’audiovisuel, suivie, en 2017, par le premier prix Albert‑Londres du livre.

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