Mode : l’imigongo, un art ancestral revisité par la marque Bull Doff

En consacrant l’imigongo, un art décoratif rwandais, les créateurs de la griffe sénégalaise Bull Doff misent sur l’avant-garde et cassent les codes avec brio.

L’idée de Bull Doff ? Mettre en avant une autre mode africaine. © Nala Luuna

L’idée de Bull Doff ? Mettre en avant une autre mode africaine. © Nala Luuna

KATIA TOURE_perso

Publié le 29 juin 2017 Lecture : 6 minutes.

Et voilà une collection qui pétarade ! Présentée à Genève, le 28 avril, dans le cadre du Marché des tendances africaines Afrodyssée, la dernière ligne mixte de la griffe sénégalaise Bull Doff, Imigongo, n’a pas manqué d’impressionner les visiteurs. Mieux : lors de la montée des marches au Festival de Cannes, en mai, la réalisatrice césarisée Alice Diop arborait une robe Imigongo. Ce n’est pas tout : un candidat de la version française du télé-crochet The Voice optait, lui, pour une veste de la collection au cours d’un prime diffusé sur TF1, quand la journaliste Rokhaya Diallo mettait la griffe à l’honneur avec l’un de ses chemisiers porté sur BET, la chaîne de télévision où elle officie.

Baay Sooley et Laure Tarot, le couple de stylistes de Bull Doff, ont choisi de confectionner des modèles à la veine architecturale portée par l’accumulation de motifs géométriques. Les tissus hypnotiques sont inspirés par une discipline décorative traditionnelle du Rwanda, exclusivement pratiquée par des femmes : l’imigongo, pluriel d’umugongo, qui, en kinyarwanda, signifie « dos ». Mais le terme fait autant référence à notre dos qu’à celui d’un animal ou à la crête d’une colline.

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Sur d’imposants panneaux en relief, fabriqués à partir de bouse de vache, des triangles, des losanges, des cercles et des rectangles sont peints en blanc, noir, rouge, gris et ocre. Un procédé artisanal, à mi-chemin entre art contemporain et design ancestral, à l’instar de l’art ndébélé sud-africain ou de celui pratiqué par les Kassenas du village de Tiébélé, au Burkina Faso.

Des motifs ancestraux

« Nous étions à la recherche d’arts composés de figures géométriques ou fractales méconnus en Afrique. Cela nous a instantanément scotchés ! » Ces motifs abstraits, une fois incorporés aux matières textiles, semblent entrer en mouvement… Misant sur les couleurs propres à l’imigongo, Baay Sooley et Laure Tarot ont jonglé avec le velours, le satin, la soie, le similicuir et le crêpe. Résultat : vestes, manteaux, chemisiers, jupes, leggins, bombers ou Perfecto, dont les prix oscillent entre 200 et 600 euros.

Les accessoires, comme les collerettes ou les carrés de soie, sont vendus entre 50 et 200 euros. « Nous avons utilisé 25 motifs imigongo. Nous les avons imbriqués, puis déclinés. » Parmi ceux-ci, l’itangaza (« l’étonnement »), l’amaboko y’inyanja (« les bras de l’océan ») ou le ngondo, sorte de spirale, qui symbolise le cercle de la vie.

L’Afrique regorge de trésor, l’imigongo est l’un d’entre eux

Entre fluidité sensuelle des matières modernes et permanence d’un art traditionnel, Bull Doff allie sa créativité à une philosophie qui implique le dépassement de soi. Expression wolof, bull doff signifie « ne fais pas le fou ». « Il faut le comprendre comme “prends conscience de ce qui t’entoure”. Et notre slogan en anglais, “More Than a Trend”, traduit notre besoin de voir au-delà et de creuser en permanence, explique Laure Tarot. L’Afrique regorge de trésors insoupçonnés. L’imigongo est l’un d’entre eux. »

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Avant d’être designers, Baay Sooley et Laure Tarot se considèrent comme des artistes ouverts sur le monde. « Bull Doff représente notre recherche perpétuelle de l’Autre culturel. » Ancien danseur du groupe de hip-hop sénégalais Positive Black Soul (PBS), Baay Sooley, très porté sur le stylisme, fonde Bull Doff en 2008.

Le stylisme est un art

« Au sein de PBS, je créais déjà les tenues de scène. Le stylisme s’est imposé dans mon parcours de façon naturelle. Je ne le dissocie pas de la musique, de la danse ou de la photographie. Pour moi, le stylisme est un art », décrit le natif de Dakar, âgé de 44 ans. Sa rencontre en 2010 avec Laure Tarot, ingénieure culturelle et photographe avignonnaise, diplômée d’Icart Paris, l’école du management de la culture et du marché de l’art, vient conforter son credo.

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La jeune femme de 33 ans, qui raconte être « tombée dans la marmite de l’Afrique », est alors de passage à Dakar pour un stage à l’Institut français. C’est le début de leur histoire : celle d’un couple à la ville comme à la scène…

Sortir du wax et du basin

En 2012, ils montent la manifestation DAKréatives Fashion Show, à laquelle ils invitent leurs pairs reconnus dans la capitale sénégalaise : Selly Raby Kane, Jah Gal, Doline Legrand Diop ou Eva Dara. Des artistes sont également de la partie, comme le photographe Omar Victor Diop et les danseurs de la compagnie Kaddu. Leur idée : mettre en avant une autre mode à Dakar, celle où prime l’identité créative, accompagnatrice des mutations urbaines.

‘Mode africaine’, cela ne veut pas dire grand-chose

« Cela implique de sortir du wax et du basin, mais aussi de s’affranchir de la dénomination “mode africaine”. Bien entendu, on ne peut pas faire l’impasse sur les tenues traditionnelles, mais aujourd’hui “mode africaine”, cela ne veut pas dire grand-chose », clame Laure Tarot. Plus qu’une suite de défilés, l’événement est une performance artistique audiovisuelle. Il en sera de même pour les projets qui suivront.

En 2013, leur première collection urbaine, Tangana, mêle tenues en tissu, tissage traditionnel et matières plastiques. L’année suivante, en collaboration avec l’inclassable artiste qu’était Joe Ouakam (décédé en avril), ils lancent The Missing Link, collection d’inspiration néogothique agrémentée d’un travail autour des fermetures Éclair. Il y a deux ans, place à Cabral, ligne consacrée au bonnet de laine typique du même nom.

À l’époque, leur clientèle compte son lot d’aficionados, Sénégalais branchés mode urbaine et expats de passage à Ouakam – le quartier du Dakar créatif où ils sont alors établis, à l’instar de stylistes comme Aïssa Dione, Doulsy ou des artistes multitâches du collectif Les Petites Pierres. Mais aujourd’hui, avec Imigongo, Bull Doff entend séduire les grandes capitales africaines comme la diaspora établie en Europe.

Protéger une identité

Nomade dans l’âme, le duo cherche à dépasser l’assignation aux territoires avec une démarche itinérante. La collection en témoigne : des stylistes basés à Dakar qui finissent par faire découvrir aux Rwandais une part méconnue de leur patrimoine… Depuis environ trois ans, le couple a quitté la capitale sénégalaise pour s’installer à Avignon, mais il continue de produire son travail dans ses ateliers de Ouakam.

C’est d’ailleurs là qu’a été confectionnée la collection 2016 – hormis les carrés de soie, réalisés à Lyon. Budget : 20 000 euros. Derrière les machines à coudre, trois tailleurs professionnels se sont activés sous la direction d’un chef d’atelier modéliste. À l’issue de la production, l’acheminement des modèles aux quatre coins du monde. Pour Imigongo, le duo a lancé une campagne de prévente en ligne avec une réduction de 30 % sur les prix qui, à la mi-juin, leur avait déjà rapporté près de 10 000 euros.

En assurant une production essentiellement dakaroise, Bull Doff entend préserver son identité. Pour la suite, la griffe promet une collection tout aussi décalée, marquée du sceau punk-rock qu’elle revendique pour transgresser les codes avec audace et panache.

Art, stylisme et thérapie

La campagne de prévente en ligne pour la collection Imigongo verra 5 % de ses bénéfices reversés à Rwanda Avenir. Fondée en 2004, cette association, présidée par Florence Prudhomme, permet aux femmes victimes du génocide au Rwanda de se reconstruire à travers des ateliers d’art-thérapie.

Et plus particulièrement à travers la redécouverte de l’imigongo, art décoratif né au XVIIIe siècle dans le sud-est du Rwanda. Transmis oralement, de mère en fille, il ornait les murs des maisons jusqu’à ce que surviennent les massacres de 1994 et la destruction des villages.

Après le génocide, il ne reste alors plus qu’une poignée de survivantes dans la région pour transmettre cette pratique artistique. Aussi, ces dernières années, plusieurs coopératives ou associations de femmes ont-elles vu le jour pour permettre à l’imigongo de renaître et de perdurer.

Les motifs doivent retourner d’où ils viennent, entre les mains des femmes

En novembre 2008, par exemple, Rwanda Avenir organise la formation à l’imigongo de vingt femmes et jeunes filles dispensée par des artistes du village de Nyarubuye, où 20 000 civils périrent le 15 avril 1994.

À travers sa collaboration avec l’association, Bull Doff souhaite permettre à la collection Imigongo d’opérer un retour vers son pays natal. « Il était important de créditer cette collection. Si les motifs imigongo voyagent, de Dakar à Cannes en passant par Genève, ils doivent aussi retourner d’où ils viennent, entre les mains de ces femmes. C’est primordial. »

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