Génocide au Rwanda : grâce à eux, la négation des crimes subis par les Tutsi est désormais punie par la loi française

Après trois ans de combat judiciaire, la loi sur la liberté de la presse punit désormais la négation de tous les crimes contre l’humanité. Y compris le génocide dont furent victimes les Tutsi au Rwanda.

Annick Kayitesi, à Paris, le 28 avril 2017. © Damien Grenon pour JA

Annick Kayitesi, à Paris, le 28 avril 2017. © Damien Grenon pour JA

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 8 juin 2017 Lecture : 6 minutes.

Cela fait vingt-trois ans qu’Annick Kayitesi appréhende l’heure d’aller se coucher. Cette rescapée du génocide des Tutsi sait que trop de fantômes l’attendent dans son sommeil. Les comptines pour enfants ne lui sont malheureusement d’aucun secours. L’une d’elles lui a même valu des insomnies plus fiévreuses encore : le Fais dodo, Colas mon p’tit frère revu et corrigé par Canal+.

Par une froide soirée de décembre 2013, la chaîne française avait en effet cru bon de diffuser un « sketch » sur le génocide rwandais. Un acteur jouant le rôle d’un rescapé tutsi y entonnait cet air : « Maman est en haut, coupée en morceaux ; papa est en bas, il lui manque les bras… » « Le public riait, se souvient-elle, incrédule. La question m’a longtemps obsédée : que peut-on bien trouver de drôle à cela ? La seule explication que j’ai trouvée, c’est que c’était une forme de racisme. » Elle en est convaincue : « Jamais on n’aurait ri ainsi des morts de la Shoah ou des victimes du terrorisme. »

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Un progrès très important

Trois années durant, Annick et ses amis n’ont pas ménagé leurs efforts, et la République française a fini par leur donner raison. Le 27 janvier, une nouvelle version de la loi sur la liberté de la presse (la première datait de 1881) est entrée en vigueur. Avant, elle ne condamnait que la négation des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a désormais une portée beaucoup plus large et concerne, au-delà du Rwanda, tous les crimes contre l’humanité reconnus par la justice française ou internationale  : de l’ex-Yougoslavie (dans les années 1990) au Cambodge des Khmers rouges (1975-1979).

« C’est un progrès très important, commente Sabrina Goldman, vice-présidente de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) –, par ailleurs avocate de Jeune Afrique. La situation antérieure revenait à tuer les morts une seconde fois. C’était la forme la plus aboutie du racisme. » « Avant, on ne pouvait rien faire contre les négationnistes du génocide de 1994, renchérit Me Richard Gisagara, avocat français d’origine rwandaise de 44 ans, très impliqué dans le dossier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

On ne pouvait pas en rester là

Au départ, peu de personnes pensaient que le sketch débile de Canal+ méritait un tel combat. Sa diffusion avait certes suscité pétitions et manifestations de protestation, ainsi qu’une mise en demeure du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), mais la direction de la chaîne avait obstinément refusé de présenter des excuses. Affaire classée ?

Non, en mars 2014, Me Gisagara dépose une première plainte, rapidement abandonnée, sans explication, par le parquet. Nouvelle tentative, un peu plus tard, avec, cette fois, constitution de partie civile. Au nom de l’association Communauté rwandaise de France (CRF), qu’elle préside à l’époque, Vanessa Rupia-Costentin se joint à la procédure. De même, à titre individuel, qu’Annick Kayitesi. « On ne pouvait pas en rester là », se souvient cette dernière.

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Le combat d’une vie

Débarquée en France à 15 ans après avoir perdu toute sa famille dans la tragédie, Annick a fait de la lutte contre le négationnisme le combat de sa vie. Dès 2002, elle collabore au documentaire Tuez-les tous, de David Hazan, Pierre Mezerette et Raphaël Glucksmann, qui évoque notamment la collusion entre la France de François Mitterrand et le régime génocidaire.

Le Raphaël en question est le fils d’André Glucksmann, l’ex- « nouveau philosophe » décédé en 2015. Il est aujourd’hui l’une des nouvelles figures de la gauche intellectuelle et, à l’occasion, de la presse people. Annick et lui se rencontrent alors qu’ils sont encore étudiants. Leur amitié ne s’est jamais démentie, et ils sont les parrains de leurs enfants respectifs. La jeune femme est également l’auteure de l’un des premiers récits de rescapés du génocide publiés en France, Nous existons encore (Michel Lafon, 2004). Ce qui lui valut à l’époque un début de notoriété médiatique.

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Elle participa notamment à plusieurs émissions de télévision à succès (celles de Jean-Luc Delarue, de Thierry Ardisson, etc.). C’était avant un retour au Rwanda au cours duquel elle travailla pour la fondation de Jeannette Kagame, la première dame.

Vanessa Rupia-Costentin et Me Richard Gisagara, au palais de justice de Paris, le 5 mai. © BRUNO LEVY pour JA

Vanessa Rupia-Costentin et Me Richard Gisagara, au palais de justice de Paris, le 5 mai. © BRUNO LEVY pour JA

Me Gisagara, le principal artisan de la procédure, est bien davantage qu’un simple professionnel du droit : c’est un rescapé qui était lycéen au Rwanda lors du génocide. Dans les prétoires, cela lui a valu quelques confrontations vertigineuses, comme lorsqu’il fut amené à plaider contre Octavien Ngenzi et Tito Barahira, deux génocidaires condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, à Paris, en 2016.

Lorsqu’il n’est pas à Kigali, où il continue d’exercer comme avocat d’affaires, il travaille à Cergy-Pontoise, dans le cabinet de Me Gilles Paruelle. Ce dernier défend notamment le gouvernement rwandais dans ses demandes d’extradition de génocidaires résidant en France – sans succès pour l’instant. « Dans cette affaire, j’ai travaillé bénévolement en tant que citoyen français, sans demander ni recevoir d’aide extérieure », précise-t-il.

Un marathon judiciaire

La plainte d’Annick, de Richard et de Vanessa est de nouveau rejetée le 26 septembre 2014, au motif que seules les associations de résistants et de déportés de la Seconde Guerre mondiale sont habilitées à se pourvoir en justice pour négationnisme. Et c’est donc, logiquement, cette disposition qu’ils décident de contester devant le Conseil constitutionnel, avec l’aide d’un spécialiste du droit de la presse, Me Nicolas Bisnoit, qui a accepté de travailler presque bénévolement. Mais avant de pouvoir plaider sa cause devant cette juridiction, il faut préalablement gravir plusieurs échelons : cour d’appel, Cour de cassation…

Sur ces entrefaites, Vanessa Rupia-Costentin obtient un poste à l’ambassade du Rwanda à Paris, ce qui l’oblige à quitter la présidence de son association mais ne l’empêche pas d’assister aux audiences.

Je tenais absolument à ce que les juges aient face à eux des êtres de chair et d’os

Quant à Annick Kayitesi, qui s’est installée en Ouzbékistan avec son mari, employé de l’Agence française de développement, elle profite de ses passages à Paris, où elle poursuit des études de psychologie, pour suivre avec assiduité le procès. Même une opération du genou ne la dissuade pas d’assister aux audiences, malgré l’avis défavorable de ses médecins.

« Nous étions peu nombreux, et je ne pouvais pas laisser tomber, raconte-t-elle. Je tenais absolument à ce que les juges aient face à eux des êtres de chair et d’os. L’une des caractéristiques des génocidaires, c’est qu’ils nient l’humanité des victimes avant d’essayer de les faire disparaître. Je voulais montrer que nous étions des humains et que nous étions toujours là. »

Le 16 octobre 2015, elle n’assiste pourtant pas aux travaux du Conseil constitutionnel, qui ne se réunit qu’à huis clos. Mais on sait quand même que Lionel Jospin, l’ancien Premier ministre socialiste, y a siégé.

Invoquant l’égalité des citoyens devant la loi, le Conseil estime que le texte de loi sur le génocide est contraire à la Constitution, et demande au Parlement de l’amender. Dans sa nouvelle version, la loi punit « tous ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière » tout crime contre l’humanité reconnu par la justice française.

Pour Annick, Vanessa et Richard, c’est le soulagement, mais pas la fin de l’histoire. Gelée pendant toute la durée du recours devant le Conseil constitutionnel, la procédure contre Canal+ a repris. La décision devrait être rendue le 16 juin. Mais, pour Annick, l’essentiel est d’ores et déjà acquis. « Le plus important, dit-elle, c’est d’avoir fait changer la loi, et que ce changement puisse être utile à d’autres. »

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